Je me réjouissais tout particulièrement de lire la suite du Grand monde tant apprécié l’année dernière.
Un petit bond dans le temps : après 1948, on se retrouve en 1952. François travaille toujours au Journal du soir, il est toujours avec Nine, sa fiancée sourde dont les mystères rendent sa personne de moins en moins limpide. Jean s’apprête à ouvrir le Dixie, un très grand magasin de prêt-à-porter féminin, son épouse Geneviève est toujours aussi odieuse, d’autant plus qu’elle a du mal à élever voire à aimer sa fille de trois ans, Colette. Hélène, quant à elle, a pris du galon puisqu’elle a droit, en tant que (vraie) journaliste, à un reportage : rendre compte de ce village, Chevrigny, qui doit disparaître sous les eaux au profit d’un barrage. Ô ciel, elle n’est toujours pas mariée même si amants et prétendants ne manquent pas. Les parents Pelletier restés à Beyrouth suivent de loin et parfois avec inquiétude l’évolution de leurs enfants mais un certain combat de boxe va venir distraire leur routine.
Entre Beyrouth, Charleville, Paris et Chevrigny, ça bouge, il n’y ni pause ni temps mort dans les rebondissements et les mésaventures de chacun, bref, c’est un roman social mais toujours encore, comme Le Grand Monde, un roman d’aventure. Chaque personnage est fortement marqué, aucun n’est ordinaire ou lisse, et ils sont presque tous monstrueux. Bref, on est vraiment dans du Romanesque avec un grand R. Sans doute moins conquise par ce deuxième opus que par le premier tome, certains passages m’ont un peu laissée indifférente notamment les pages sur la boxe ; la dimension caricaturale de Geneviève -un monstre dans toute sa splendeur- m’a un peu lassée et j’ai trouvé certaines histoires un peu vite réglées à la fin. Je chipote un peu parce que j’ai quand même pris beaucoup de plaisir à ce roman vite dévoré malgré ses quelque 560 pages. La femme prend une place importante : le thème de l’avortement est mis en avant, la maternité, la condition de la femme dans les années 50 et, à part Geneviève (qui n’a rien d’humain), ce sont les femmes qui sont les véritables héroïnes du livre. Merci Lemaitre. Zola ne peut que ressurgir, encore plus dans les dernières pages qui marquent l’ouverture du grand magasin de Jean, l’effervescence, la société de consommation en devenir, le rapport triangulaire patron/employés/clients. On aimerait connaître la suite, en savoir plus sur les personnages et leur évolution, bref, la dimension feuilletonesque est au sommet de sa gloire chez un Pierre Lemaitre en pleine forme.
A noter l’intéressant et véridique article joint au roman : « La Française est-elle propre ? » …
Certains traits de l’époque ne nous manquent pas :
- l’avortement est vu comme un « crime contre la sûreté de l’Etat » … et la brigade anti-avortement sévit toujours.
- « Cette fille devait bien avoir vingt-deux ou vingt-trois ans et ne portait ni alliance ni bague de fiançailles. »
- Filles et garçons sont ensemble à l’école de Chevrigny : « ça n'est pas très normal de les mettre ensemble, mais que voulez-vous, l'institutrice des filles est partie le mois dernier, on ne pouvait pas faire autrement. »
Geneviève ou comment jouer la comédie : « Car aucune femme n’avait jamais été autant enceinte que Geneviève. La grossesse lui interdisant de nombreux mouvements, il fallait la servir plus souvent encore qu'à l'accoutumée, ranger, épousseter, laver à sa place. Les tâches ménagères lui avaient toujours répugné, elle n'avait jamais rien fait de bien notable dans la maison ; enceinte, elle ne faisait plus rien du tout. Soufflant, se tenant la poitrine à deux mains, poussant des gémissements plaintifs, s’arc-boutant soudainement sous l'effet d'un élancement dans les reins, elle passait douloureusement du fauteuil au lit, il fallait lui apporter son ouvrage, un verre d'eau, madame Faure, sans vous commander à moins qu'il y ait de la limonade ! Vous iriez m’en chercher ? Tout était prétexte à lamentations, ses seins qui gonflaient lui causaient des douleurs horribles, l’appartement orienté au sud. »