Je continue, très doucettement, ma (re)découverte des Rougon-Macquart. J’ai subitement réalisé qu’on arrivait à la fin de l’année 2012 et que j’avais à peine respecté ma résolution, à savoir, lire plein de Zola !
Troisième roman dédié, comme son titre l’indique et pour mon plus grand plaisir, à la bouffe !
Florent a vécu sept ans d’enfer à Cayenne, il en est revenu dans d’atroces conditions et on le retrouve, à Paris, une nuit, étendu sur le sol, « maigre comme une branche sèche ». C’est Mme François qui le recueille et qui l’assoit au milieu de ses légumes, dans sa charrette. Rien que ce début de roman vaut le détour : « L’odeur fraîche des légumes dans lesquels il était enfoncé, cette senteur pénétrante des carottes, le troublait jusqu’à l’évanouissement. Il appuyait de toutes ses forces sa poitrine contre ce lit profond de nourriture, pour se serrer l’estomac, pour l’empêcher de crier. Et, derrière, les neuf autres tombereaux, avec leurs montagnes de choux, leurs montagnes de pois, leurs entassements d’artichauts, de salades, de céleris, de poireaux, semblaient rouler lentement sur lui et vouloir l’ensevelir, dans l’agonie de sa faim, sous un éboulement de mangeaille. »
Florent va retrouver son petit frère, Quenu, qu’il avait tellement dorloté et gâté avant son départ. Reconnaissant, Quenu l’héberge. Il est charcutier et c’est son épouse, Lisa, qui le seconde. L’arrivée de Florent va créer des tensions dans ce quartier parisien, des querelles de bonnes femmes, des cancans et des conflits à n’en plus finir. Car dans ce Paris de l’époque, les Gras sont en rivalité avec les Maigres.
Les cent premières pages sont un pur délice et figurent déjà parmi mes textes de Zola préférés. L’écrivain nous décrit la nourriture vendue dans les Halles et les petites boutiques des environs : légumes, fruits, poissons, viandes, fromages, pâtisseries, tout y passe, les accumulations et les descriptions enivrent le lecteur et l’emportent dans ce siècle où l’opulence parisienne rivalise avec d’aujourd’hui !
C’est aussi le roman où Claude, le peintre de L’œuvre fait son apparition (mon Rougon-Macquart préféré –pour l’instant-, réussirai-je à lire les dix tomes qui m’en séparent ?). Il est l’ami de Florent qui fait partie, comme lui, des Maigres. Pour lui, chaque coin des Halles, chaque vente, chaque dispute peut faire un tableau :
« Mais Claude était monté debout sur le banc, d'enthousiasme. Il força son compagnon à admirer le jour se levant sur les légumes. C'était une mer. Elle s'étendait de la pointe Saint-Eustache à la rue des Halles, entre deux groupes de pavillons. Et, aux deux bouts, dans les deux carrefours, le flot grandissait encore, les légumes submergeaient les pavés. Le jour se levait lentement, d'un gris très doux, lavant toutes choses d'une teinte d'aquarelle. Ces tas moutonnants comme des flots pressés, ce fleuve de verdure qui semblait couler dans l'encaissement de la chaussée, pareil à la débâcle des pluies d'automne, prenaient des ombres délicates et perlées, des violets attendris, des roses teintés de lait, des verts noyés de jaunes, toutes les pâleurs qui font du ciel une soie changeante au lever du soleil ; et, à mesure que l'incendie du matin montait en jets de flammes au fond de la rue Rambuteau, les légumes s'éveillaient davantage, sortaient du grand bleuissement traînant à terre. Les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau, montraient leurs cœurs éclatants ; les paquets d'épinards, les paquets d'oseille, les bouquets d'artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements de romaines, liées d'un brin de paille, chantaient toute la gamme du vert, de la laque verte des cosses au gros vert des feuilles ; gamme soutenue qui allait en se mourant, jusqu'au panachure des pieds de céleris et des bottes de poireaux. »
Je ne résiste pas à l’envie de vous rapporter ici la fabrication du boudin version Quenu. Certains en seront peut-être écœurés, moi je trouve ça jubilatoire !
« – Passez-moi le sang ! cria Quenu, qui, d’ailleurs, ne suivait pas l’histoire.
Auguste apporta les deux brocs. Et, lentement, il versa le sang dans la marmite, par minces filets rouges, tandis que Quenu le recevait, en tournant furieusement la bouillie qui s’épaississait. Lorsque les brocs furent vides, ce dernier, atteignant un à un les tiroirs, au-dessus du fourneau, prit des pincées d’épices. Il poivra surtout fortement. (…) La chaleur devenait très forte. Auguste, qui s’était chargé des marmites de saindoux, les surveillait, tout en sueur ; tandis que, s’épongeant le front avec sa manche, Quenu attendait que le sang se fût bien délayé. Un assoupissement de nourriture, un air chargé d’indigestion flottait. (…) Léon, de la main droite, soulevait un long bout de boyau vide, dans l’extrémité duquel un entonnoir très évasé était adapté ; et, de la main gauche, il enroulait le boudin autour d’un bassin, d’un plat rond de métal, à mesure que le charcutier emplissait l’entonnoir à grandes cuillerées. La bouillie coulait, toute noire et toute fumante, gonflant peu à peu le boyau, qui retombait ventru, avec des courbes molles. Comme Quenu avait retiré la marmite du feu, ils apparaissaient tous deux, lui et Léon, l’enfant, d’un profil mince, lui, d’une face large, dans l’ardente lueur du brasier, qui chauffait leurs visages pâles et leurs vêtements blancs d’un ton rose.
Lisa et Augustine s’intéressaient à l’opération, Lisa surtout, qui gronda à son tour Léon, parce qu’il pinçait trop le boyau avec les doigts, ce qui produisait des nœuds, disait-elle. Quand le boudin fut emballé, Quenu le glissa doucement dans une marmite d’eau bouillante. »
Impossible de trouver la couverture de l’édition que j’ai lue, « Les Halles à Paris » de Myrbach que j’aimais pourtant beaucoup… dommage !