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9 novembre 2024 6 09 /11 /novembre /2024 16:22

Ces féroces soldats – Les Éditions Buchet-Chastel

L’auteur se fait le porte-parole de ses parents et de leur vie durant la Seconde guerre mondiale. Nés tous les deux en Moselle, non loin l’un de l’autre, père et mère ont dû fuir leur maison le 1er septembre 1939 ; la plupart portaient leur costume le plus élégant puisqu’on ne pouvait pas tout emporter...  Sur des charrettes de paysan puis dans des wagons à bestiaux, ils ont été emmenés dans la « France de l’intérieur », là où on ne parle pas la même langue, où on ne cuisine pas de la même manière. Un an à passer dans le Pas-de-Calais pour le père, dans la Vienne pour la mère puis retour à la maison, puisque les Allemands « étaient partout » et qu’ils avaient été désignés « allemands ». Sous le joug du Troisième Reich, il est interdit de parler français, les noms (des villes, des rues, des statues, même des gens) deviennent allemands. Vient le moment où le père est mobilisé puis enrôlé dans la Waffen-SS et incorporé de force à Munich, il est désormais un Malgré-nous. Après des combats où il avouera plus tard avoir volontairement tiré à côté – toujours - après la libération par les Américains, il est fait prisonnier pendant quatre mois, toujours loin des siens et sans nouvelles d’eux.

Habitants d’Alsace ou de Lorraine, même combat, celui d’être ballottés de droite à gauche, celui de se détacher du foyer, celui de se faire voler une identité. C’est avec une infinie tendresse pour ses parents et beaucoup de pudeur et de respect pour les Malgré-nous que Joël Egloff s’empare de ce sujet (est-il encore méconnu par certains ?). Il s’adresse constamment à son père à la 2è personne au présent, et à ce « tu » on s’attend presque à ce que le père réponde « oui, ça s’est passé comme ça... ». Le narrateur tente de combler les vides, les blancs, les défauts de mémoire, il devine et suppose, imagine parfois mais pour mieux rétablir l’ambiance d’antan, ce climat de malaise. Il me semble que l’acceptation était le point commun de tous ses soldats enrôlés malgré eux. La désertion existait cependant mais ce sont les membres de la famille qui en payaient souvent le prix. L’auteur réussit brillamment à rendre hommage à toute une population, à tous ces êtres qui n’étaient que de pauvres pions sur le grand échiquier de la guerre, le tout est servi par une écriture élégante entourée d’un voile de douceur. J’ai beaucoup aimé.

Une excellente BD sur le même thème : Le Lierre et l’Araignée de Grégoire Carlé.    

« Cela fait des années, pourtant, que le plan est prêt et tenu secret, car on le pressent, c'est ici que sera inaugurée la guerre. Ce sont vos prairies qu'on envisage comme champs de bataille et vos villages sur lesquels pleuvront les premiers obus. C'est sur vos terres que viendront mugir ces féroces soldats. Mais ils n'égorgeront ni vos fils ni vos compagnes, car vous serez déjà loin, et leurs blindés s'échoueront sur ces récifs de métal, dressés tout exprès pour briser leurs chenilles. »

« Tes parents sont nés allemands, de parents nés français. Ils sont devenus français, ils redeviendront allemands s’il le faut et, ils ne le savent pas encore, mais ils mourront français. Chez vous, bien plus qu’ailleurs, on sait que le vent tourne souvent et qu’il faut s’en protéger, et en dépit des soldats qui vont et viennent, vous êtes restés et vous resterez les mêmes. »

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5 novembre 2024 2 05 /11 /novembre /2024 16:53

Vincent Lambert est mort - Olivier Delaulne - Librinova - ebook (ePub) -  Librairie de Paris PARIS

Jean-Luc Bianchi est le directeur de l’hôpital de Reims, ou plutôt il « était » le directeur de l’hôpital où Vincent Lambert a passé plus de dix ans dans un état végétatif chronique irréversible. Bianchi est désormais un chef déchu, un homme seul, arrêté et mis en prison. Cette incarcération va lui permettre de revenir sur ces dernières années – survoltées - où son quotidien était lié peu ou prou à Vincent Lambert. L’enjeu était de savoir s’il fallait le laisser vivre, comme le souhaitaient ses catholiques de parents, ou lui permettre de mourir, ainsi que le réclamait Rachel, sa femme. Après maints revirements, Bianchi s’est surtout acharné à chercher en Vincent un soupçon de conscience, une trace de vie qui lui permettrait de répondre à cette question : veut-il oui ou non vivre encore ?

Dans son avant-propos, l’auteur précise qu’il s’est appuyé sur des faits vrais en utilisant les vrais patronymes (des parents, de la femme, du neveu et du premier médecin de Lambert) mais que le reste n’est que fiction. Le journal de Bianchi qui narre son séjour en prison mais surtout ses derniers agissements dans l’affaire Lambert se lit comme une enquête, avec ses doutes, ses rebondissements, ses circonvolutions, ses protagonistes bons ou méchants. Fort bien documenté, le roman - au rythme vivace et efficace - se base sur un fait réel pour aborder cette fameuse question de l’euthanasie mais le romanesque prend parfois le dessus pour rendre le tout agréable à lire, fluide et finalement captivant. Le personnage (fictif) de Bianchi, bon vivant, consommateur de champagne, gagne en profondeur au fil des pages qu’il noircit dans son journal, et, paradoxalement, il s’illumine lors de ce séjour en prison. La fiction permet d’ajouter des protagonistes qui vont faire avancer la réflexion sur la fin de vie. J’ai beaucoup aimé cette lecture qui offre une vue de 360 degrés sur cette épineuse et complexe situation. On a beau vouloir signer un papier souhaitant l’arrêt d’un acharnement thérapeutique à un instant T, cette décision peut évoluer dans le temps et selon les circonstances. Un roman original mêlant intelligemment la fiction à la réalité. Merci aux généreux prêteurs !

L’excellente BD, Mes mauvaises filles, sur le même thème.

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1 novembre 2024 5 01 /11 /novembre /2024 11:53

Badjens

« badjens » peut signifier « effrontée, espiègle » mais aussi « du mauvais genre », et Zahra l’est, du mauvais genre, puisqu’elle est née fille, immédiatement rejetée par son père déçu (et s’il l’avortement n’avait pas été si coûteux, elle n’aurait jamais vécu.) C’est sa mère qui lui a donné ce surnom de « badjens » afin de stimuler peut-être ou du moins d’approuver secrètement l’esprit de rébellion de la jeune fille. Dans cet univers carcéral iranien pour les filles et les femmes, le voile (le maghnaé) est non seulement de rigueur mais la moindre mèche de cheveux qui s’en échappe peut jeter la « coupable » en prison. La fille vaut la moitié d’un garçon, peut-être moins, puisque Zahra est « oubliée » dans un incendie qui ravage son appartement. Quelles conséquences pour la plupart des femmes en Iran ? une hypocrisie constante, une schizophrénie assumée puisqu’il s’agit de se montrer comme il faut (pieuse, docile, invisible) et de faire ce qu’on veut dans une sphère privée, clandestine. Badjens s’émancipe à travers les réseaux sociaux, s’épanouit avec les séries Netflix, devient tatoueuse dans sa chambre pour exprimer sa révolte trop longtemps contenue, mais une grand-mère bigote et un père despotique veillent à ce qu’elle ne fasse pas de vagues. Pourtant la révolte gronde partout dans le pays : les voiles tombent, on rase ses cheveux, les foulards brûlent, les graffitis se multiplient et la jeune fille, avec sa mère devenue « complice silencieuse » deviendra une des principales actrices de cette dangereuse révolution.

Ce n’est pas la première fois que Delphine Minoui, issue d’une famille franco-iranienne, évoque le pays d’origine de son père. Elle le fait encore une fois ici avec une passion et une énergie contagieuses et le lecteur est immédiatement embarqué dans ce monologue d’adolescente qui grandit contre les diktats trop longtemps répétés, contre une mentalité moyenâgeuse. La mort d’une Iranienne, Mahsa Amini, décédée après avoir été arrêtée pour « port de vêtements inappropriés », après avoir été battue par les policiers, déclenche des manifestations et des soulèvements inédits, poursuivant le mouvement déjà bien entamé de ces femmes qui combattent dans l’ombre et en silence. Il est tout de même incroyable qu’on laisse faire ce genre de pratique comme la lapidation en cas d’adultère, la peine de mort pour celle qui tue son violeur... L’autrice rend hommage à ces femmes courageuses, celles qui luttent en secret comme la mère de la narratrice avec sa « façon d’embrouiller tout le monde », celles qui tentent d’affirmer au grand jour et dans un péril constant leurs revendications, leur envie de vivre tout simplement. Le roman se lit en apnée, avec des sentiments mêlés d’impuissance et d’admiration. Une lecture nécessaire que je passe tout de suite à ma fille.

De la même autrice : l’excellent et hilarant Pintades à Téhéran et L’alphabet du silence (qui se passe en Turquie).

« Je porte le désespoir comme je porte le foulard.

Plus je grandis et plus l'angoisse m'envahit.

Je me sens obligée de me justifier pour tout.

Comme si j'avais pêché.

 Comme si j'étais coupable.

 En fait, oui, je suis coupable.

D'être une femme.

D'avoir des cheveux.

De rire.

De parler.

De penser.

De chanter.

De danser.

De vouloir vivre.

Moi qui n'aurais pas dû naître. »

 

Arrêtée pour avoir laissé échapper son voile : « Un morceau de chair accusé d’avoir perdu son emballage. »

 

« Pour ma mère, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise trajectoire. Seule la répétition mène à la perfection. »

 

« Mon corps, mon choix ! »

 

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29 octobre 2024 2 29 /10 /octobre /2024 11:13

Dans la forêt - Éditions Sarbacane

-   Adapté du roman de Jean Hegland   -

Non loin de San Francisco, Eva et Nell sont deux sœurs qui ont survécu à une catastrophe, un ensemble d’événements qui les ont coupées du monde. Seules dans leur maison familiale, orphelines, elles tentent de survivre sans électricité, sans supermarché, sans voiture, sans aide humaine. Elles ne peuvent que se souvenir de leur passé et de sa lente et inexorable déchéance vers ce qui semble atteindre une forme de minimalisme absolu. Eva danse même sans musique, Nell bricole et cuisine avec le peu de provisions restantes. Un ancien ami va parvenir à les retrouver et leur propose d’aller avec lui vers l’est mais les Etats-Unis sont devenus trop dangereux. Les sœurs vont petit à petit évoluer vers un autre mode de vie, plus tourné vers la nature, à l’écoute de ses bienfaits. Elles se redécouvrent, grandissent à leur manière, trouvent des solutions, écoutent l’univers qui les entoure.

J’ai cette BD dans ma PAL depuis des mois voire des années et j’en repoussais la lecture par peur d’être déçue. Les années ont passé depuis mon immense coup de cœur (inégalable, je crois bien) pour le roman de Jean Hegland (lu en avril 2017), j’ai donc pris du plaisir à retrouver cette histoire incroyable, cette idée de pouvoir survivre même après la civilisation, cette force qui pousse à croire qu’on est capable de surmonter bien des difficultés. Mais je suis loin, très loin, de la révélation qui m’a éblouie lors de la lecture du roman. Il y a quelque chose de plat, de terne et de fade dans les dessins (mise à part cette canopée si subliment réussie), je n’ai pas retrouvé la force ni la profondeur des personnages, l’intense émotion de la connexion humain/nature, la subtilité des sentiments des filles, la grandeur exceptionnelle du roman. Et pourquoi avoir choisi la couleur sépia ? pour mieux rendre le gris de leur vie ? Je voyais bien surgir une explosion de couleurs, au moins à la fin ; et puis des cases immenses pour rendre hommage à la beauté de la nature. Bref, j’ai été déçue mais je m’y attendais.

« Bien sûr, ce genre de choses arrive. J’ai suffisamment étudié l'histoire pour le savoir. Que les civilisations périclitent, que les sociétés s'effondrent. Il n'y a qu'à regarder Rome, Babylone, la Crète, l'Égypte, les Incas ou les Indiens d'Amérique. Finalement l'électricité n'aura été qu'un accident passager d'à peine deux siècles, autant dire une poussière de temps à l'échelle de l'histoire de notre monde. Éva et moi faisons désormais partie d'une époque révolue. »

Dans la forêt, bd chez Sarbacane de Lomig

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25 octobre 2024 5 25 /10 /octobre /2024 10:56

Houris

Aube a vingt-six ans. Elle vit en Algérie, à Oran, avec sa mère adoptive, Khadija, avocate de renom. Elle tient un salon de coiffure. Elle est pourtant marquée – dans tous les sens du terme – par un passé violent et sanglant : à l’âge de cinq ans, elle a été égorgée par des terroristes lors de la décennie noire, cette guerre civile algérienne. De sa famille, elle est la seule rescapée et la canule qu’elle porte à la gorge, l’immense sourire-cicatrice qui parcourt son visage sont des stigmates indélébiles qui, parfois, imposent encore le respect autour d’elle. Car de cette guerre, il semble ne rien rester, elle est devenue taboue, tue, cachée, mésestimée, reniée. Lorsqu’Aube se découvre enceinte, elle n’a qu’une seule pensée : tuer cette fille à venir dans un pays où jamais elle n’aura droit au bonheur mais, avant cela, elle a trouvé une parfaite interlocutrice pour raconter ses années de vie et de souffrance, de rébellion et de riposte aussi,  face à un pouvoir machiste, totalitaire et hypocrite. Avec ce fœtus dans la ventre, ce flot de paroles intérieures, elle veut retrouver son ancien village, témoin des meurtres de 1999. Sur sa route, d’autres voix jailliront, dévoilant ces années d’horreur.

Si le roman, par son écriture sublime et alambiquée et ses nombreux récits enchâssés, est souvent exigeant et difficile d’accès, il happe le lecteur par sa force incroyable, son propos passionnant et édifiant, le courage et l’esprit contestataire de l’écrivain. Kamel Daoud, par le truchement de ce personnage stupéfiant et bouleversant qu’est Aube, donne une voix à cette guerre civile si peu connue de « tous contre tous », où on a brûlé des enfants dans des fours de cuisine, éventré des femmes et découpé des têtes pour les poser sur les seuils des maisons. Trois à cinq ans de prison sont promis à quiconque ouvre la bouche sur cette période, on comprend donc aisément pourquoi Kamel Daoud est visé par une fatwa dans son pays (depuis 2014). J’ai adoré toute une (première) partie de ce gros roman parce qu’elle décrit si bien la colère et la perplexité d’une femme dans cet univers musulman où elle est constamment épiée, pointée du doigt, isolée, harcelée, accusée, mise à l’index, bannie... Certains autres longs passages m’ont perdue sans parler de cette violence des massacres omniprésente et obsédante qui rend la lecture évidemment incommodante voire oppressante. Reste tout de même cette condamnation catégorique et sans appel provenant d’un homme dans un monde où la femme est considérée comme inférieure. Le roman est apparemment lu en Algérie car il est piraté mais il n’y est pas édité.

Pour avoir écouté Kamel Daoud dans diverses émissions radio, j’ai vraiment l’impression d’avoir fait une belle rencontre avec un auteur ô combien talentueux, drôle et spirituel. Il me tarde de découvrir un autre de ses titres.  

A sa fille : « Tu vois, petite étrangère imprévue, si tu viens au monde dans ce pays, tu prends risque. Il y aura des années où tu mangeras à ta faim, d'autres où l'on te mangera, et d'autres encore, où l'on t'égorgera. Tu paieras le rêve alambiqué d'un vieux prophète, et quelqu'un te violera. D'ailleurs, les moutons du ciel rachètent uniquement les garçons, pas les filles. »

« Je t’évite de naître pour t'éviter de mourir à chaque instant. Car dans ce pays, on nous aime muettes et nues pour le plaisir des hommes en rut. Je sais que je m'empêche de conclure, que je te parle pour faire reculer l'heure, mais cela ne te protègera pas longtemps ; je me dis que si je te raconte la véritable histoire, peut-être que tu comprendras. La vraie, celle qui se cache et qui se montre quand je ferme les yeux le soir depuis des années. L'exacte version des faits qui se dérobe encore à la langue intérieure et que rature à tort et à travers la langue extérieure des canards colorés, l'idiome de la canule. J'invoque la langue sans cordes vocales et les dizaines de points de suture au cou qui me balafrent la vie d'une oreille à l'autre. »

« Il y a des choses que tu ne pourras jamais faire si tu viens dans ce monde. Par exemple, déambuler seule sous l'averse, t'asseoir seule sur un banc face à une montagne qui refuse de te parler, dans un jardin public. Ou bien t'habiller selon tes envies, rire dans la rue ou encore remercier un inconnu qui te collera dans le dos en croyant que tu es une prostituée, car tu as été gentille comme une plante intérieure. Tu te promèneras en groupe (dans les villes seulement, car dans les villages, c'est impossible), durant les heures creuses des hommes à la mosquée, pour visiter un cimetière ou marier une proche. Il y a des choses que Dieu nous interdit : enterrer les morts, gémir sur une tombe, égorger une bête de sacrifice, hériter d'une part égale à celle de l'homme, s'épiler pendant le mois de jeûne, montrer ses bras nus ou encore élever la voix, chanter dans la rue, fumer des cigarettes, boire du vin, répondre aux coups de pied. La route est longue, la liste aussi. »

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21 octobre 2024 1 21 /10 /octobre /2024 18:32

Plein ciel, Pierre-roland Saint-dizier - les Prix - Format Kindle

Dans le quartier du Bois Fleuri, plus précisément dans l’immeuble appelé Plein Ciel, un vieil homme, Emile, se jette du 17ème étage. Ce suicide paraît incompréhensible pour ses voisins : Martine côtoyait l’homme depuis des années et elle ne soupçonnait rien de son mal-être. Les autres n’en savent pas plus mais se réunissent pour lui rendre hommage ; l’un récupère le chat d’Emile, l’autre sa grande plante verte ou encore une collection de diapositives. L’appartement du vieil homme ne reste pas longtemps vide, son petit-fils vient l’occuper avec son compagnon. Les deux taisent un secret autour d’un projet de rénovation du quartier...

J’ai toujours adoré les histoires d’immeuble, je ne sais pas si ça tient au souvenir de lecture de Vie mode d’emploi de Perec ou parce qu’a contrario j’ai toujours vécu dans une maison individuelle. Découvrir que cette BD évoque un endroit de ma région, à savoir le quartier des Coteaux à Mulhouse (qui a plutôt mauvaise presse), m’a fait plaisir également. Le scénariste sait de quoi il parle puisqu’il est Mulhousien et a grandi dans un de ces grands ensembles (au 16e étage d’une tour). Ce que j’ai particulièrement aimé, c’est la vision qui est tout sauf négative de cette barre et de ses habitants, l’auteur le précise dans l’annexe, avec 400 personnes de tous âges, des dizaines de nationalité différente, c’est un petit village à la verticale. Solidarité, entraide, amitié sont les qualités qui sont valorisées dans cette très belle BD aux dessins élégants aux allures un brin désuètes (un style parfait pour exprimer la nostalgie). Le même genre d’histoire est relaté dans l’excellent film Gagarine de Liatard et Trouilh avec ces tours et ces barres construites à la va-vite dans les années 60-70 qui incarnent alors renouveau et modernité et qui, un demi-siècle plus tard sont destinées à être montrées du doigt voire détruites. C’est avec une grande tendresse que l’humanité transparaît entre les cages d’escalier, les ascenseurs et les paliers des différents étages. Une belle réussite.

Plein ciel – Pierre-Roland Saint-Dizier, Michaël Crosa – la chronique BD

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18 octobre 2024 5 18 /10 /octobre /2024 10:20

Les tourmentés - Lucas Belvaux - Folio - Poche - Place des Libraires

Il m’arrive rarement d’acheter un livre par hasard dans une librairie mais ce fut le cas pour ce roman-ci.

Skender est un ancien légionnaire plutôt paumé dans une vie misérable : séparé de sa femme, il ne voit plus ses enfants et vit comme un clochard. Max, parce qu’il connaît son passé, fait l’intermédiaire entre lui et sa patronne. Madame, une veuve solitaire et richissime, souhaite acheter la vie de Skender : contre trois millions, elle lui propose de le chasser ; il sera seul sur un grand terrain et elle le pourchassera avec son fusil. Skender aura la possibilité de s’entraîner pour survivre face à une arme et des chiens dressés pour attaquer. Six mois d’attente pour un mois de chasse. Il accepte cette offre alléchante pour sa femme et ses enfants et se permet d’abord de changer de vie avec la fortune nouvellement acquise : il se rattrape en retrouvant et gâtant ses enfants et retrouve une certaine dignité. Mais sa vie est destinée à être écourtée, il le sait mais le tait à ses proches.

C’est sans doute le scénario à la Hunger Games qui m’a tentée, cette chasse à l’homme en échange d’une fortune est des plus romanesques. Mais la tension du livre repose dans l’attente, Skender sait qu’il va certainement mourir et, par sa fortune fraîchement acquise, il découvre une vie dorée et confortable et renoue avec sa femme et ses enfants à qui il offre une existence plutôt très sympa. Max, le majordome, est à la fois l’ami et le complice de la tueuse, mais aussi l'ancien partenaire de Skender. Les trois se projettent dans un avenir qu’ils craignent et les stimule à la fois. Les rôles sont ambigus et les personnages sur une assise instable et précaire. Ce sont toutefois les projections dans le futur qui m’ont agacée, des pages entières dédiées à ce qui arrivera peut-être m’ont paru inutiles et laborieuses. En revanche, le roman, en qualité de page turner, fonctionne assez bien, on se demande ce que va devenir Skender qui ne s’entraîne pas suffisamment face à Madame qui n’a rien d’autre dans sa vie que se préparer à devenir une guerrière. Côté style, des maladresses d’un premier roman : la sècheresse des phrases archi courtes du début du roman est contrebalancée par des phrases un peu plus élaborées par la suite mais ce n’est pas vraiment ça, ça accroche, c’est âpre et parfois répétitif. Je ne suis pas sûre que le changement de narrateur d’un chapitre à l’autre soit judicieux (cinq narrateurs au total). Trop de bémols pour un roman qui a un potentiel intéressant mais souffre de quelques longueurs.

« Mais le courage n'a rien à voir avec la mort. Il en faut souvent plus pour vivre que pour mourir, plus pour regarder le monde tel qu'il est et accepter les hommes tels qu'ils sont. Pour regarder en soi, accepter ce qu'on y trouve et vivre pourtant avec soi et les autres. Ou seul. Sans amour ni espoir. Sans but. Accepter de n'être rien de plus qu'un insecte, une herbe ou la vache qui mange. En être conscient, il n'est alors plus question de courage ou de peur. Il s'agit de vivre, d'être, d'être soi au milieu du reste, pleinement soi. Rien de plus, mais pas moins. »

Madame s’exprime : « Au moment de tirer, je devrai n’avoir rien oublié de lui et des questions qu’il se posait, de ses doutes, ses tressaillements, sa volonté, son courage. De ses enfants. Je devrai me souvenir qu’il a aimé, été aimé. Que sans doute il manquera, qu’il laissera un vide au cœur de quelqu’un, des questions. C’est sur un homme que je tirerai. Il ne faudra pas l’oublier. »

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14 octobre 2024 1 14 /10 /octobre /2024 16:28

Les dentellières d'Alençon mises en lumière dans "Lacrima" au Festival  d'Avignon

Ça fait longtemps que je ne vous avais pas emmenés au théâtre. Cette fois-ci, ce n’est pas le théâtre qu’on lit mais celui qu’on regarde.

Nous sommes dans un atelier de haute-couture, à Londres, en 2025. La maison Béliana a eu l’immense privilège de pouvoir créer la robe de mariée de la princesse d’Angleterre. C’est l’effervescence mais aussi le stress parce qu’il faut être plus parfait que parfait, répondre à toutes les exigences techniques et se soumettre à une clause de confidentialité. On quitte Paris pour Alençon où on suit les plus anciennes dentellières qui mettent leur savoir-faire unique et précieux au service de la robe. Allons encore bien plus loin, c’est à Mumbaï qu’Abdul, un seul ouvrier, va broder les milliers de perles de la robe. Cette œuvre unique qui se doit d’être splendide va mobiliser des dizaines de petites mains et va, surtout, abîmer la vie personnelle de chacun : un couple se défait, un ouvrier devient aveugle, une famille explose. Les petits tracas vont se transformer en catastrophes et aucun ne va sortir indemne de cette expérience.

C’est une pièce où l’on ne s’ennuie guère : les décors bougent, les lieux changent, les comédiens endossent le rôle de plusieurs personnages, on voyage, on coud, on rit, on pleure, on s’appelle en visio, on se laisse interviewer, on a peur, on travaille, on travaille, on travaille... La vidéo articule l’ensemble de la pièce et les procédés se rapprochent tellement de ceux utilisés par le cinéma que c’est ce qui m’a laissée perplexe. On regarde véritablement une série Netflix, avec ses nombreux épisodes, ses rebondissements, ses intrigues secondaires (qui n’aboutissent pas toujours, en plus !) et ce mouvement perpétuel qui laisse à peine respirer le spectateur. C’est donc d’assister à quelque chose qui n’est pas vraiment du théâtre qui m’a dérangée mais aussi de suivre des histoires parallèles qui se sont écartées du fil conducteur de la pièce (qui était très intéressant). On ne voit pas les trois heures (sans entracte) passer mais les clichés se répondent d’une manière trop parfaite et convenue (un peu comme cet univers de la haute-couture.) A noter que les acteurs professionnels côtoient des comédiens amateurs et qu’ils sont tous remarquables, à commencer par la première d’atelier, Marion, interprétée par Maud Le Grevellec. Pour avoir entendu divers avis venant de grands adolescents, c'est un spectacle qui plaît beaucoup aux jeunes.

Créatrice de la pièce et metteuse en scène, Caroline Guiela Nguyen est aussi la directrice du TNS.

La pièce va tourner, à Reims et Milan en novembre, à Lille et Douai en décembre, à Paris en février, etc.

 

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10 octobre 2024 4 10 /10 /octobre /2024 11:06

Échappées - Manon Jouniaux - Babelio

Une châtaigneraie, sur une île. Six mères et une aïeule vivent dans le domaine avec leurs enfants tous âges confondus. Dans un joyeux chaos estival, des relations se tissent, tantôt amicales et chaleureuses, tantôt plus froides et distantes mais jamais malfaisantes. L’origine, l’âge, le passé, les rêves des femmes diffèrent mais elles ont toutes un point commun : cette châtaigneraie est devenue un refuge avec ses avantages mais aussi les inconvénients d’un endroit isolé, reclus et clos. Qu’y a-t-il derrière ce mystérieux grillage à ne franchir sous aucun prétexte ? ... Fuyant toutes un homme violent et agressif, les femmes tentent de vivre, au gré des saisons et du travail des châtaignes, elles se confient, s’entraident, rient, pleurent, se taquinent, s’épaulent, taisent aussi parfois leur secret.

Une châtaigneraie : avouez que la saveur du mot suffit déjà à susciter l’évasion et le parfum de la nature. Dans ce huis clos exclusivement féminin, les secrets se révèlent au compte-goutte, les traumatismes de la vie passée n’ont pas tout à fait guéri et l’homme est l’ennemi numéro un. Volcanique et tourmenté, le monde décrit s’accompagne aussi d’une poésie flamboyante, à la Carole Martinez, avec une sorte de malaise ambiant qu’on comprend mieux à la fin. L’écriture colorée, voluptueuse, imagée est si belle que je me suis laissé perdre dans cette forme sublime au détriment du fond. Parmi la quantité de personnages, certains ont l’air d’avoir été abandonnés, j’ai aussi mêlé des noms et des histoires... J’ai dû relire certaines pages, et je ne suis pas sûre d’avoir tout compris, mais une chose est certaine : pour un premier roman, le style et l’élan féministe sont absolument remarquables ; il faut bien noter le nom de cette autrice.

« C’est dans les cuisines toujours qu'ils résonnent, les chuchotis honteux mêlant promesses bafouées, passions inavouables et grands mensonges, l 'eau stagnante remonte les tuyaux et inonde les bouches, que sont invoqués en tremblant les amours perdues, les adolescences insondables et les petites trahisons du quotidien, confidences magiques et invulnérables qui n'ont leur place qu'ici, dans l’exhalation mortifère des plats qui cuisent, de la viande qui macère et des coquilles que l'on brise. »

« Les règles remisées au placard, les femmes grondent et personne n'y croit. Elles ont l'ordre en horreur, le chaos est toujours prêt à éclater, ici, dans leur maison fébrile, remplie à ras bord de tous ces corps électrisés, entre crises de larmes et gorges déployées c'est le choix du vacarme, la survie euphorique. »

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7 octobre 2024 1 07 /10 /octobre /2024 18:21

Bandes dessinées - Les Filles de Salem - DARGAUD

-  Comment nous avons condamné nos enfants  -

Fin XVIIè siècle. Abigail Hobbs vit à Salem Village avec ses parents, sa vie modeste mais heureuse est petit à petit entachée pour différentes raisons. On lui explique que, parce qu’elle est réglée, elle ne peut plus accepter le cadeau d’un garçon sans lui offrir quelque chose en contrepartie, qu’elle est désormais une tentation pour tous les hommes. Contrairement aux recommandations, elle va se rapprocher d’un Indien à la peau noire qu’elle rencontre régulièrement dans les bois et avec qui elle finit par danser, emmenant avec elle son amie Betty.  On les surprend et les accuse de côtoyer le Diable. Et puis, il y a cette femme qui prépare d’étranges potions à base de plantes, ces deux autres – mère et fille – qui tiennent l’unique taverne du village, c’est étrange, et cette mendiante... et ces filles qui tentent de lire l’avenir dans des œufs cassés. En bref, toutes les femmes originales et particulières, toutes celles qui se démarquent et se distinguent, les vieilles stériles et les jeunes épileptiques, mais aussi celles qui ont vu ce qu’elles n’auraient pas dû voir, sont menacées. La quiétude du village fait place à un sentiment omniprésent de menace et de suspicion et les femmes accusées de sorcellerie sont arrêtées avant d’être pendues.

Dense et imagé, aussi violent et détraqué que certains esprits de l’époque, l’album reprend cet épisode connu qui mêle obscurantisme, misogynie et ignorance crasse. L'auteur joue un peu avec la réalité historique, me semble-t-il, mais l'état d'esprit y est... On comprend bien, dans toutes les ramifications de cette affaire sordide que tout vient de la peur de l’inconnu mais aussi des fautes commises par les hommes qui, trop honteux et orgueilleux pour les admettre, rejettent le mal (le Mal !) sur les femmes. L’ensemble baignant dans un puritanisme délétère, on obtient des condamnations stupides et absurdes dans un monde où naître femme est déjà une sacrée tare. J’ai beaucoup aimé les illustrations passant de la folie diabolique à l’apaisement de la nature et les dernières planches (comme la couverture d'ailleurs), de toute beauté, allient parfaitement la Femme et la Nature. A mettre entre toutes les mains !

« A partir d'aujourd'hui, tu n'es plus une enfant. Pour les hommes, tu es une proie, tu le resteras jusqu'à ton mariage. Tu ne dois plus leur parler en public. Sauf si tu es accompagnée. À partir d'aujourd'hui, tu dois être invisible. Quand tu marcheras dans la rue, tu regarderas le sol. Tu seras courtoise, tu répondras par un hochement de tête. Tu vas saigner, ma fille, tous les mois ton cycle reprendra. C’est ta punition pour devenir une tentation aux yeux des hommes. »

« C’est la liberté qui me rend gaie La liberté nous donne du courage. »

Les Filles de Salem - (Thomas Gilbert) - Historique [BDNET.COM]

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