Anne Desbaresdes, une riche bourgeoise, assiste à la leçon de piano de son fils, son unique enfant qu’elle chérit et craint à la fois, celui qui désobéit et qu’elle voudrait voir grandir plus vite. Alors que le professeur de piano rabroue une énième fois cet « enfant difficile » parce qu’il a encore oublié le sens de « moderato cantabile », dehors, c’est le drame. Une femme vient d’être tuée par l’homme qu’elle aime. Anne Desbaresdes observe victime et coupable et cet événement la chamboule. Elle revient le lendemain sur les lieux, un petit café fréquenté par des ouvriers, et interroge l’homme qui s’y trouve. Chauvin lui répond par bribes, la femme aurait souhaité mourir, les deux se rapprochent, liant une relation confuse et sensuelle, interdite mais quotidienne. Absolument détachée des occupations qui devraient être les siennes (l’organisation de réceptions, l’éducation de son enfant), Anne trouve un plaisir presque bestial dans la consommation de vin rouge, une curiosité morbide à en savoir toujours plus sur ce couple atypique.
Absolument pas spécialiste de l’auteur (j’ai dévoré et adoré L’Amant, livre comme film), je ne m’attendais pas à entrer dans un univers aussi décalé, aussi proche de l’absurde, aussi minimaliste. Duras a su parfaitement concilier deux opposés, la clarté (l’histoire se déroule dans une ville côtière, au printemps, un beau temps inhabituel perdure) et un sentiment d’étouffement. En disant moins que le minimum - on ne sait rien du père de l’enfant, du passé des personnages, de leurs motivations profondes - elle suggère des possibilités, des questionnements : abandonner cette cage dorée pour Anne, se livrer à cet homme inconnu, s’inspirer de cet acte fou ? Dans cette atmosphère pesante, de petits éclats de beauté et de lumière : un enfant qui joue, une sonatine qu’on fredonne, un magnolia glissé entre les seins, les yeux bleus de Chauvin… A la fois étrange et impalpable, ce très court roman a fait réagir, à sa sortie, comme le prouvent les nombreuses critiques – la fois positives et négatives – qui viennent clore le livre.
« La sonatine résonna encore, portée comme une plume par ce barbare, qu'il le voulût ou non, et elle s'abattit de nouveau sur sa mère, la condamna de nouveau à la damnation de son amour. Les portes de l'enfer se refermèrent. »
Une réception où le repas est composé de saumon puis de canard à l’orange : « Des femmes, à la cuisine, achèvent de parfaire la suite, la sueur au front, l'honneur à vif, elles écorchent un canard mort dans son linceul d'orange. Cependant que rose, mielleux, mais déjà déformé par le temps très court qui vient de se passer, le saumon des eaux libres de l'océan continue sa marche inéluctable vers sa totale disparition et que la crainte d'un manquement quelconque au cérémonial qui accompagne celle-ci se dissipe peu à peu. »