
Philippe Lançon, journaliste, fait partie, le 7 janvier 2015, des rares rescapés de l’attentat perpétré contre la rédaction de Charlie Hebdo. Touché par balle, il a aussitôt fait le mort avant d’avoir face à lui l’image de la cervelle éclatée de Bernard Maris … Vivant mais éberlué, traumatisé, changé à jamais à l’intérieur comme à l’extérieur, il raconte ici sa très lente reconstruction, une sorte de restauration de celui qu’il ne sera jamais plus. Ses multiples interventions dans les mains expertes de Chloé, sa chirurgienne attitrée, les visites, la surveillance policière, les soignants grouillant autour de lui, les relations parfois détériorées avec ses proches, ses lectures, ses pensées, ses digressions, ses souvenirs… rien ne nous semble épargné… du 7 janvier au 13 novembre 2015.
Cette lecture a été très éprouvante et j’en sors soulagée, d’une part d’avoir terminé le livre, d’autre part de savoir que l’auteur va plus ou moins bien, mieux en tous cas, que de son malheur, il a pu donner vie à ce livre si bien écrit, si intime et si bouleversant. C’est qu’en 500 pages, on a le temps de s’attacher à lui ! Personne ne peut rester indifférent à ce récit mais j’ai été d’autant plus touchée que mon père, à la suite d’un cancer, a subi le même genre d’opération, de contraintes (quel euphémisme), de métamorphose. Si l’hospitalisation a été moins longue pour lui, les conséquences en sont peut-être plus lourdes que pour Philippe Lançon.
Evidemment thérapeutique, ce livre raconte les moindres détails de l’intimité de son auteur. Et je me suis demandé si, un jour, il ne serait pas amené à regretter cette mise à nu totale, cette description crue de son être physique et de ses pensées les plus profondes. Je retiendrai deux choses de cette lecture, j’espère en tous cas m’en souvenir longtemps : c’est le contact avec l’art qui a profondément aidé Philippe Lançon à surmonter les douleurs, les heurts et à reprendre goût à sa vie d’avant : la lecture (Proust et Kafka en tête), la musique classique, la visite des grands musées parisiens. Sa culture a été sa béquille. Ensuite, il n’a jamais exprimé ni haine contre les terroristes, ni questions philosophiques qui n’en sont pas et que j’ai si souvent entendues (et peut-être faites miennes…) du genre « Pourquoi moi ? ». Sincère, humble, honnête, l’homme a toujours su se montrer délicat et noble. Oserais-je rajouter que dans son extrême malheur, il a bénéficié d'un statut de privilégié, bien entouré, bien soigné ?... c'est dit.
« J’étais un blessé de guerre dans un pays en paix et je me suis senti désemparé. »
Avec les autres patients du service : " On se croisait parfois avec les potences dans le couloir, traînant les pieds et sans parler. Au mieux, un signe ou un petit salut. On n’avait pas gardé les vaches ensemble et on ne souhaitait pas le faire, le troupeau longeait la falaise quand il ne tombait pas dedans. Chaque visage était déformé, éborgné, tordu, tuméfié, bleui, bosselé, bandé. Pour un jour ou pour toujours, c’était le couloir des gueules cassées. Les uns finiraient par se ressembler de nouveau ; les autres jamais. "
Lors d’une rencontre avec François Hollande qui lui demande des nouvelles de sa chirurgienne qui lui a – apparemment – tapé dans l’œil : « Le meilleur de la vie, me dis-je, en regardant ses fins yeux luisants, presque bridés, c’est bien ça : ne pas oublier ce qui nous a plu, même un instant, et, si possible, oublier au maximum tout le reste, à commencer par tout le pathétique de la situation. Son insouciance fait mieux que rendre hommage à mon petit chemin de croix, ce dont je me fiche : elle me soulage.» Hollande aurait dit à Lançon « Eh bien ! Vous avez de la chance ! » parce qu’il voyait régulièrement sa chirurgienne…
Merci à Michaël pour ce prêt !