Voilà un livre que je n’oublierai pas de si tôt !
Le narrateur-auteur-personnage principal raconte, sous la forme d’un journal intime ou plutôt d’un journal de bord, six mois de sa vie. Six mois bien particuliers puisqu’il a fait le choix de s’isoler dans une cabane, seul, au bord du lac Baïkal, au sud de la Sibérie.
Etre un observateur, un contemplatif, fuir la société et lire sont les principales raisons de cette virée insolite où les -30° l’accompagnent régulièrement. Voilà un homme qui a beaucoup voyagé, à pieds, à cheval, à vélo… dans les montagnes ou dans les déserts et qui a voulu, soudain, trouvé une sérénité et un apaisement dans la sédentarité : « Je jouais au loup, à présent, je fais l’ours. Je veux m’enraciner, devenir de la terre après avoir été du vent. »
Soyons francs, il ne se passe (évidemment) pas grand-chose : une rencontre avec un pêcheur, un ours aperçu fugitivement, une grande balade dans la montagne, trois ombles pêchées quotidiennement, des visites dans le voisinage (à plusieurs dizaines de kilomètres bien sûr) et ça s’arrête là. Mais l’expérience et les motivations de celle-ci sont intéressantes et ouvrent l’esprit, amènent le lecteur à la réflexion.
Faire une pause, se sentir libre parce que seul et débarrassé de l’emprise du temps, contempler… car la contemplation est une des clés de ce récit. Passer une heure entière à ne rien faire d’autre qu’à observer une petite mésange postée à la fenêtre de la cabane est un plaisir pour l’écrivain. Chanter la gloire des objets si précieux puisque le personnage est seul : la théière, le canif, la bouteille, la tasse, le couteau, etc. Devenir russe aussi, devenir cet être en survie, préoccupé par la quête de la nourriture, par l’immédiateté. « Le Romain bâtissait pour mille ans. Pour le Russe, il s’agit de passer l’hiver. »
J’ai relevé une multitude de phrases et de passages qui m’ont interpelée. La grandeur de l’espace partiellement occupé quelques mois durant se retrouve dans l’écriture ample, majestueuse, poétique et onirique. J’ai pris un vrai plaisir à suivre ce bonhomme très courageux et un peu fou.
De petits bémols subsistent car parfois, j’aurais aimé en savoir plus sur sa démarche intellectuelle. L’ensemble est parfois impersonnel. Un exemple : on apprend au bout de trois mois de récit quotidien que l’auteur a laissé en France une amoureuse. Pas la moindre ligne à ce sujet-là avant ce passage (où elle lui annonce par message internet qu’elle le quitte !). Et l’absence de doute m’a dérangé. Aucune envie de retourner à la vie en société n’est exprimée : « Rien ne me manque de ma vie d’avant. Cette évidence me traverse alors que j’étale du miel sur les blinis. Rien. Ni mes biens, ni les miens. » De véritables envolées lyriques décrivant le paysage et l’harmonie qui unit l’homme et la nature m’ont donc subjuguée mais certains moments sont assez froids. Il se compare lui-même à Robinson mais contrairement à lui, pas de laisser-aller, pas de regrets, pas d’envie irrépressible de conversations animées, de restaurant, ciné, de ville, de fast-food, de sexe même (la sexualité n’est pas évoquée du tout). Cet aspect-là m’a un peu gênée. Et malgré l’éloge qui est fait de l’érémitisme, la vodka coule à flot toute la journée, comme pour combler un manque.
La fin est superbe et pourtant, un peu frustrante. Pourquoi revient-il à la vie civilisée ? que ressentit-il face à ce retour au matériel, au pressé, à l’éphémère ? Sylvain Tesson ne répond pas à ces questions-là.
Quant à moi, je réponds oui à celle qui demande si une coupure spatiale et temporelle avec notre vie trépidante est envisageable. Oui, mais le dire est facile, n’est-ce pas…
A lire et à méditer !
Je remercie très chaleureusement Solène pour ce magnifique cadeau (de Noël !)
Je n’ai pas voulu faire un tri parmi les quelques étincelles que j’ai relevées, les voilà donc :
« Le meilleur moyen pour se convertir au calme monastique est de s’y trouver contraint. S’asseoir devant la fenêtre le thé à la main, laisser infuser les heures, offrir au paysage de décliner ses nuances, ne plus penser à rien et soudain saisir l’idée qui passe, la jeter sur le carnet de notes. Usage de la fenêtre : inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir. »
« Les sociétés n’aiment pas les ermites. Elles ne leur pardonnent pas de fuir. Elles réprouvent la désinvolture du solitaire qui jette son « continuez sans moi » à la face des autres. Se retirer c’est prendre congé de ses semblables. L’ermite nie la vocation de la civilisation, en constitue la critique vivante. Il souille le contrat social. Comment accepter cet homme qui passe la ligne et s’accroche au premier vent qui passe ? »
« Privé de conversation, de contradiction et des sarcasmes de ses interlocuteurs, l’ermite est moins drôle, moins vif, moins incisif, moins mondain, moins rapide que son cousin des villes. Il gagne en poésie ce qu’il perd en agilité. »
« La retraite est révolte. Gagner sa cabane, c’est disparaître des écrans de contrôle. L’ermite s’efface. Il n’envoie plus de traces numériques, de signaux téléphoniques, plus d’impulsions bancaires. Il se défait de toute identité. »
« Le luxe ? C’est le déploiement devers moi de vingt-quatre heures, offertes chaque jour à mon seul désir. Les heures sont de grandes filles blanches dressées dans le soleil pour me servir. Si je veux rester deux jours sur le châlit à lire un roman, qui m’en empêchera ? S’il me prend l’envie au soir tombant de partir dans les bois, qui m’en dissuadera ? Le solitaire des forêts a deux amours, le temps et l’espace. Le premier, il l’emplit à sa guise, le deuxième, il le connaît comme personne. »
Et mes deux citations favorites :
« Je préfère les natures humaines qui ressemblent aux lacs gelés à celles qui ressemblent aux marais. Les premiers sont durs et froids en surface mais profonds, tourmentés et vivants en dessous. Les seconds sont doux et spongieux d’apparence mais leur fond est inerte et imperméable. »
« Offrir des fleurs aux femmes est une hérésie. Les fleurs sont des sexes obscènes, elles symbolisent l'éphémère et l'infidélité, elles s’écartèlent sur le bord du chemin, elles s'offrent à tous les vents, à la trompe des insectes, aux nuages de graines, aux dents des bêtes ; on les foule, on les cueille, on y plonge le nez. A la femme qu'on aime il faudrait offrir des pierres, des fossiles, du gneiss, enfin une de ces choses qui durent éternellement et survivent à la flétrissure. »