Ayla, professeure de français, vit à Istanbul avec sa petite fille Deniz et son mari, Göktay. La vie tranquille de la petite famille bascule le jour où Göktay se fait brutalement arrêter dans leur appartement. Pour quelle raison ? Parce qu’il a signé une pétition de paix, visant notamment à protéger les Kurdes ; nous sommes en janvier 2016. Ayla tente tant bien que mal à continuer à vivre, elle rend de courtes visites à son mari désormais en prison, élève comme elle peut sa fille toute seule, assiste à la lente dégradation de son pays. Les attentats se multiplient, associés à un besoin de glorification d’Erdogan, le peuple se divise entre les pro-Erdogan et les rebelles, et les mensonges de part et d’autre s’accentuent. Ayla commence à sortir la tête de l’eau lorsqu’elle rencontre un groupe de dissidents pacifistes qui imaginent des maisons de la culture secrètes, inventent des universités clandestines au fond d’un restaurant, dans une ancienne supérette, créent une chaîne YouTube pour évoquer les droits de l’Homme ou pour raconter l’histoire des Kurdes. L’espoir renaît alors pour Ayla, accru par le procès de Göktay des mois plus tard. Elle aussi va se mettre à combattre
Par le biais du roman, Delphine Minoui dépeint la situation d’un pays, la Turquie, qui glisse lentement mais impitoyablement vers une « République de la peur » ou, pour être plus claire, vers une dictature pure et dure. Dans ce pays où poussent les centres commerciaux les plus laids mais aussi de plus en plus de mosquées, la liberté est en danger mais la résistance s’organise de manière spontanée et joyeuse. Dans ce magnifique roman, le prisonnier Göktay, après avoir mené une grève de la faim, entreprend de dessiner les traces et les plis laissés par son corps dans les draps, ce processus fait partie de cet « alphabet du silence », des regards, un air fredonné, un dessin peuvent résonner autant sinon plus que les mots qui valent parfois une arrestation. Un grand coup de cœur pour ce livre à la fois intense et émouvant, engagé et salvateur, édifiant et empli de poésie. Delphine Minoui a l’art d’interpeller les consciences, de nous amener à suivre ces parcours de vie atypiques, de nous faire voyager dans son pays d’adoption qu’elle connaît bien puisque cette journaliste spécialiste du Moyen-Orient y vit depuis 2015 après avoir vécu pendant dix ans en Iran. J’ai vu l’Istanbul de 2006, comme je me languis d’y retourner !
C’est ma 2è découverte de l’autrice que j’avais déjà beaucoup appréciée dans Les Pintades à Téhéran.
Ayla apprend qu’un assistant-chercheur, persécuté, lui aussi, s’est suicidé : « Si elle n'avait pas Deniz, elle aurait pu être cet homme. Ce solitaire qui abandonne la vie. Elle l'imagine. Ses deux bras vers le ciel. Ses ailes qui se brisent en plein vol. Parce que c'est ça, aussi, ce à quoi les professeurs et leurs familles sont condamnés : l'appel du néant, puisque, aux yeux du pouvoir, ils ont cessé d'exister. Des parias de la société, qu'on arrête, qu'on licencie, qu'on assigne à une retraite anticipée. Qu’on radie de la Sécurité sociale et des allocations chômage. Ceux dont les bureaux sont placés sous scellés. Ceux dont les badges ont été déconnectés. Ceux qu'on fait disparaître des registres des universités et dont on ferme subitement les boîtes mail. »
Quand Göktay tend à sa femme les dessins de ses plis de la nuit, des empreintes de son corps sur les draps : « Ayla étudie un à un les dessins, émue par ce qui ressemble à une nouvelle langue, à la fois fragile et audacieuse. Ses doigts caressent les traits ébauchés, suivent les courbes, accompagnent leurs trajectoires. Elles ont la nervosité d'un muscle et la mélancolie d'une fleur fanée. Il y a dans ces tracés toute la puissance des non-dits, tout un silence, qui bruisse de mots absents. Elle y devine la main d'un homme qui a perdu la force d'écrire, mais qui invente un vocabulaire singulier dont lui seul détient les codes. L'ébauche d'une renaissance. »