Difficile de louper cette couverture à la fois sur les blogs et dans les librairies. J’ai testé à mon tour, l’expérience fut concluante !
En 1911, à l’asile d’aliénés de Sharston dans le Yorkshire, on accueille à tour de bras, nul besoin d’être réellement fou pour y entrer. La preuve, Ella y a été amenée de force après avoir brisé une vitre. Elle a du mal à comprendre ce qu’elle fait là et, après une brève tentative de rébellion infructueuse, elle entre dans les rangs, travaillant à la blanchisserie et adoptant le rythme de l’asile. Elle se fait une amie, Clem, qui trouve refuge dans les livres. Charles Fuller est le médecin de l’institution. Musicien frustré, mal dans sa peau et homosexuel refoulé, il a eu l’idée de faire entrer la musique à Sharston. Ainsi, tous les vendredis, certains pensionnaires – les plus méritants – ont droit à un bal animé par un orchestre dirigé par le Dr Fuller. C’est ainsi que les hommes et les femmes se croisent pour la seule fois de la semaine, c’est ainsi qu’Ella rencontre John. Une histoire d’amour grandit à travers quelques regards, quelques accolades, quelques danses mais aussi quelques lettres que John arrive à glisser discrètement à Ella. C’est Clem qui les lira pour son analphabète d’amie. Mais le Dr Fuller se laisse entraîner dans les idéologies en vogue à l’époque : l’eugénisme le pousse à prôner la stérilisation, une vexation personnelle va porter son attention sur John.
Le succès de ce roman est amplement mérité : à la fois historique et sentimental (sans être mièvre), ce récit à trois voix (John, Ella et Charles Fuller) nous permet de découvrir un pan historique original et captivant. L’auteur s’est inspiré de son histoire familiale puisque son arrière-arrière-grand-père a vécu dans ce genre d’asile pendant des années et que des ruines d’une salle de bal ont effectivement été retrouvées. L’intrigue parfaitement maîtrisée pointe du doigt les inégalités sociales de l’époque, l’absurde eugénisme (soutenu par Churchill lui-même) et aussi la ségrégation hommes-femmes (les femmes n’ont pas le droit d’aller à l’air libre, lire est mal vu, etc.) Un roman passionnant doté de quelques « plus » qui m’ont plu, l’apparition du ragtime, les réflexions sous-jacentes sur la folie, une canicule qui n’en finit pas, un joli dénouement… Très agréable à lire !
« Être sage, Ella savait ce que c’était. Elle le savait depuis toute petite. Être sage, c’était survivre. C’était regarder sa mère se faire rouer de coups et ne rien dire pour ne pas y passer à son tour. Avoir la nausée parce qu’on était lâche de ne rien faire de plus. Prendre des coups une fois sa mère partie et ne jamais pleurer, ni montrer à quel point ils faisaient mal. Rentrer ses nattes sous ses vêtements, se fermer et travailler dur. Jour après jour après jour.
Mais être sage c’était seulement l’extérieur. L’intérieur était différent. C’était quelque chose qu’ils ne connaîtraient jamais. »
« Elle le surprenait parfois - le docteur-, du haut de l'estrade, à jeter à Clem un bref sourire absent. Et elle voyait Clem le recueillir comme elle l'aurait fait d'un trésor, le ranger dans un endroit sûr. Ella l'imaginait le sortir plus tard, le tourner d'un côté puis de l'autre en se demandant ce qu'il signifiait. Mais en voyant ce sourire se faner dès que le regard du médecin glissait, Ella se disait qu'il n'avait pas le sens que Clem aurait voulu. Et ça aussi c'était un secret. »