Je finis l’année en beauté avec ce surprenant et inoubliable chef-d’œuvre !
Un feu rouge. Une file de voitures ; un homme, seul, dans la sienne, s’aperçoit brutalement qu’il est devenu aveugle : hormis un blanc laiteux et lumineux, il ne voit rien, absolument rien. Protégé et évacué par des passants, il est vite ramené chez lui où il raconte, paniqué, son aveuglement subit à sa femme épouvantée. L’homme qui l’a si gentiment accompagné chez lui décide de voler sa voiture. Alors qu’il s’arrête quelques rues plus loin, il devient aveugle à son tour. La femme du premier aveugle l’emmène chez un ophtalmologue qui n’a aucune explication à ce handicap survenu si inopinément : ses yeux sont en parfaite santé ! Quelques heures plus tard, l’épouse de l’aveugle perd la vue mais aussi le médecin qui l’a examiné et les patients qui l’ont croisé dans la salle d’attente. L’épidémie se propage à toute allure et, pour l’endiguer, ce groupe des premiers atteints va être placé en quarantaine dans un asile d’aliénés inoccupé. Commence alors un âpre combat pour survivre, un enfer chaque jour grandissant où ne brille qu’une petite lumière : la femme du médecin n’a pas perdu la vue, elle est la seule à voir et à pouvoir guider les autres. Alors que de nouveaux venus s’emparent d’un pouvoir avilissant et destructeur, la crasse et l’abandon de soi prédominent dans un endroit où eau potable et électricité n’existent plus, où les vivres arrivent au compte-gouttes en quantité insuffisante, où les autorités ont reçu ordre de tirer sur le moindre aveugle posant problème. Le huis clos va s’achever pour laisser la place à un road trip urbain insolite où il s’agit de retrouver sa maison mais surtout de quoi manger.
Quel cauchemar ! Être aveugle dans un monde d’aveugles tourne vite à la bestialité, au chaos plus grand qu’on ne puisse imaginer : voitures embouties dans des rues couvertes d’excréments et de cadavres, magasins éventrés, gens perdus mangeant tout et n’importe quoi, animaux domestiques redevenus sauvages,… La vision effrayante de ce tableau apocalyptique se retrouve dans l’écriture de Saramago : dense, sans points et sans paragraphes, étouffante et pourtant fascinante. On lit en apnée, en non-stop, on se laisse envahir par cette fable terrifiante. Les personnages n’ont même pas de prénom et le garçonnet louchon, le vieillard au bandeau noir, la jeune fille aux lunettes teintées, le médecin, le premier aveugle et la femme du premier aveugle vont tenter de préserver une certaine dignité et de s’entraider pour ne pas sombrer complètement. Cette lecture a été une grosse claque pour moi, à tous points de vue : un second degré permet d’apercevoir une vision cynique et dérisoire de l’être humain, tantôt grotesque, tantôt pitoyable, il n’est plus qu’une âme en peine errant dans un monde où il ne trouve aucun secours. L’histoire donne à réfléchir, laisse poindre une faible lueur d’espoir, extrêmement ténue mais présente tout de même. Si le livre est un chef-d’œuvre, je me permets de le déconseiller aux âmes sensibles ou sujettes à la dépression.
Un auteur que je ne lâcherai plus d’une ligne !
Les premières minutes de l’aveuglement du médecin. Il se « regarde » dans le miroir : « il tendit seulement les mains jusqu’à toucher le verre, il savait que son image était là et le regardait, l’image le voyait, lui ne voyait pas l’image. »
« ce qui est difficile, ce n’est pas de vivre avec les gens, dit le médecin, c’est de les comprendre. »
« la cécité, on le sait, ne se soucie ni des métiers, ni des offices. »
« Les mots sont ainsi, ils déguisent beaucoup, ils s’additionnent les uns aux autres, on dirait qu’ils ne savent pas où ils vont, et soudain à cause de deux ou trois, ou quatre qui brusquement jaillissent, simples en soi, un pronom personnel, un adverbe, un verbe, un adjectif, l’émotion monte irrésistiblement à la surface de la peau et des yeux, faisant craquer la digue des sentiments (…) »
Certaines images très fortes :
- l’eau pure et potable bue après des mois de consommation d’eau croupie. Bue dans des verres en cristal, elle fait trembler de plaisir et arrache des larmes aux aveugles.
- Ces trois femmes nues, profitant d’une forte averse pour laver leurs habits, se doucher et se frotter mutuellement. « on dirait des folles, elles doivent être folles. »