Feuillets d’usine
Le narrateur, éducateur spécialisé, a suivi son épouse dans l’ouest de la France où il ne trouve pas de boulot. Il se rabat sur les agences intérim et accepte tous les postes qu’on lui propose en usine : il va trier les crevettes, ranger et déballer toutes sortes de poissons (grenadiers, lieux, sabres, églefins, ...), de poissons panés aussi, égoutter du tofu, faire de la béchamel en quantité XXL, nettoyer un abattoir (il aura du sang jusque dans la bouche), déplacer les carcasses de porc et de vaches... S’il tient ce rythme infernal et abêtissant, c’est qu’il a en tête des poèmes, des chansons, des citations d’auteurs célèbres. Face à un collègue ivrogne et paresseux, aux chefs méprisants, il apprend à se taire et à se faire discret. Il ressent même une forme de contentement une fois la journée (ou la nuit) finie, se sent apaisé et compare le travail à l’usine à des séances de psy.
Le récit se distingue d’emblée par sa forme hybride : entre prose en poésie, sans aucune ponctuation, le style crée une fluidité très agréable. On est plongés dans le quotidien d’un ouvrier, de celui qui fait le sale boulot comme il y en a tant. Si on le savait abrutissant et bêtifiant à souhait, ce genre de travail répétitif et physiquement difficile assomme l’humain, le change un peu plus chaque jour, surtout s’il n’est pas intérieurement armé par une certaine culture. C’est un livre que j’ai adoré tant par cette forme originale que par cette perception accrue d’un quotidien sordide et des personnes croisées à l’usine. Pour avoir fait pas mal de jobs d’été pas très sympas, je me suis retrouvée dans pas mal de ces mots. Le temps qui se rallonge indéfiniment, les heures qu’on vomit tant elles sont longues, les collègues et les chefs, les pauses dont on savoure les secondes tout en sachant qu’elles sont trop courtes, le boulot aberrant... De l’auteur, on ne pourra plus rien lire puisqu’il est décédé en 2021, le récit en est d’autant plus touchant. Cette magnifique et « folle complainte de l’ouvrier d’aujourd’hui » (dixit François Busnel) est à lire sans aucune hésitation, d’un seul souffle.
- Coup de cœur -
Les balades avec le chien sont parfois un calvaire tant il est fatigué de sa journée (ou de sa nuit) de travail :
« L’usine bouleverse mon corps
Mes certitudes
Ce que je croyais savoir du travail et du repos
De la fatigue
De la joie
De l'humanité
Comment peut-on être aussi joyeux de fatigue et de métier inhumain
Je l'ignore encore
Je croyais n'y aller
Que pour pouvoir te payer des croquettes
Le véto à l’occase
Pas pour cette fatigue ni cette joie »
« C’est ignorer jusqu'à l'usine qu'on pouvait
Réellement
Pleurer
De fatigue
Ça m'est arrivé quelques fois
Hélas non quelquefois
Rentrer du turbin
Se poser cinq minutes dans le canapé
Et
Comme
Un bon gros gros gros point noir que tu n’avais pas vu et qui explose à peine tu le touches
Je repense à ma journée
Sens mes muscles se détendre
Et
Explose en larmes contenues
Tâchant d’être fier et digne
Et ça passera
Comme tout passe
La fatigue la douleur et les pleurs
Aujourd’hui je n’ai pas pleuré »