Récompensé au festival d’Angoulême 2015 en obtenant le Fauve d’Or, le prix du meilleur album, cette grosse BD autobiographique raconte, comme le sous-titre l’indique, l’enfance de l’auteur de 1978 à 1984.
Riad Sattouf nous narre d’abord la rencontre entre ses parents, au début des années 60. Alors qu’Abdel-Razaak, étudiant syrien, drague tout ce qui s’appelle fille dans un resto U parisien, la mère de l’auteur « eut pitié de lui ». Cette étudiante bretonne s’installe avec le Sunnite et, en 1978, naît Riad. Le couple décide de partir vivre en Libye, le père ayant obtenu un poste de Maître à l’Université de Tripoli. Gouverné par Kadhafi, le pays semble déserté, Riad est encore petit, il passe ses journées avec sa mère dans l’appartement insalubre ou joue dans le couloir de l’immeuble avec une petite Indienne et un petit Yéménite. Pour se nourrir, il faut avoir la patience de faire la queue devant une coopérative qui, la plupart du temps, ne donne que des œufs, des boîtes de corned-beef et du jus d’orange lyophilisé. A cause de l’abolition de la propriété privée, les maisons sont à tout le monde, en partant le matin et en la laissant vide, on peut donc trouver sa propriété occupée par des inconnus le soir. Kadhafi impose aussi l’échange des emplois, l’instituteur pouvait devenir paysan du jour au lendemain et vice versa.
Assez brusquement, en tous cas, du point de vue de Riad encore petit garçon aux cheveux blonds, la famille quitte la Libye, passe quelque temps en France avant de s’installer en Syrie, le pays natal du père. Là, c’est Hafez Al-Assad qui règne. Les voitures et les bus ont des trous au plancher, la famille paternelle s’amuse de voir les enfants se bagarrer, l’appel à la prière retentit dans un haut-parleur, tous les matins à quatre heures. Les femmes mangent les restes du repas pris par les hommes dans la pièce d’à côté. Dans la rue, Riad qui a désormais un petit frère, peut voir des « criminels » pendus. Il a surtout très peur des autres garçons de son âge qui ne jurent que par la violence et les insultes. Quand il est victime d’une grosse fièvre et que sa mère, par la fenêtre, voit des gamins massacrer un pauvre chiot, c’en est trop, la famille retourne en France. Même si l’air y est « piquant », la maison familiale en Bretagne peut-être occupée par des fantômes, Anas et Moktar ne peuvent plus tuer Riad… jusqu’au jour où le père annonce leur retour en Syrie. C’est les larmes aux yeux que Riad s’apprête à rentrer dans l’avion, et c’est aussi la dernière planche de l’album qui nous promet une belle suite (trois tomes sont prévus en tout).
Ce qui m’a frappée, plus encore que les aberrations vécues en Libye ou en Syrie, c’est la relation entre le père et la mère. La mère est quasi muette dans l’album, elle met sa vie et celle de ses enfants parfois en danger, s’installe dans un pays qui est lui est hostile, écoute à longueur de journée son mari pérorer mais ne pipe pas mot. Le père, quant à lui, domine. Par ses discours, par ses décisions. Il paraît contradictoire dans ses actes et dans ses paroles, semble hanté par un certain nombre de superstitions, vit comme un Français quand il est à Paris, mange du porc et ne pratique pas l’Islam mais devient un fervent croyant une fois en Syrie. Il rêve d’avoir une Mercedes, d’être puissant et se niche sur les genoux de sa vieille mère dès qu’il la voit.
C’est un album riche, dense et intéressant qui m’a tenue en haleine pendant un bon bout de temps. Riad Sattouf y dénonce sans ambages une société syrienne gouvernée par la violence, y peint une famille sans concession ni tendresse (ou si peu !). Ce ton abrupt était encore plus incisif dans La vie secrète des jeunes dont une planche était publiée, chaque semaine, dans Charlie Hebdo, et ce, de 2004 à 2014.
"18/20"