
Il me tardait depuis bien longtemps de découvrir ce dramaturge russe du XIXe siècle.
Lancelot débarque dans une ville où règne en tyran, depuis quatre cents ans, un terrible dragon à trois têtes qui a la capacité de se métamorphoser en humain. Chaque année, il choisit une jeune fille destinée à mourir. Cette année-là, c’est sur Elsa que le dragon a jeté son dévolu, la fille de l’archiviste Charlemagne. Alors que les habitants, résignés, laissent faire, Lancelot défie le dragon. Tombé amoureux d’Elsa, il se fait aider par des muletiers qui lui apportent – entre autres – un tapis volant, une lance, une épée et un bonnet qui offre le don d’invisibilité. Il est paré pour vaincre le dragon mais les autres souhaitent-ils vraiment que le dragon se fasse terrasser ?
Ecrite en 1943 et aussitôt interdite par Staline, cette pièce dénonce l’oppression et les totalitarismes (à l’époque, il y avait l’embarras du choix). De nombreux passages évoquent la lâcheté du tyran (il veut bien combattre un ennemi qui n’est pas armé), sa mauvaise foi (il renie les documents officiels que lui-même a signés des années auparavant), le mensonge, l’incitation à la délation, la glorification inepte et systématique du dirigeant, l’hypocrisie, la perte progressive du libre-arbitre et de la liberté de pensée, la soumission des bourgeois passifs ou encore la mystérieuse disparition de ceux qui osent se mutiner. Staline s’est donc senti visé, tiens donc... Sous les apparences d’un conte, le texte est à la fois frais et léger (de nombreux surnoms sont donnés au Dragon – Dra-Dra ou dracounet ou à Henri, le fils du bourgmestre, « soleillon, pitchounet, mon lapin ») et complètement ironique et sarcastique, d’une noirceur effroyable qui reflète la tyrannie des dictatures. J’ai pris un grand plaisir à lire cette pièce intelligente et divertissante, intriguée par ce que pourrait donner la mise en scène : comment représenter le dragon, le chat qui parle, Lancelot qui disparaît sur son tapis volant, etc. (Thomas Jolly s’y est collé en 2022, ça devait être quelque chose...). Un classique de théâtre incontournable !
« Quand on est bien au chaud et dans le confort, il est plus sage de somnoler et de garder le silence, plutôt que de fouiller dans un avenir désagréable. »
« Même les arbres poussent un soupir, quand on les abat. »
Le père espionne le fils qui fait espionner le père... : « Surveillons-nous ouvertement, entre père et fils, sans aucun intermédiaire. Nous ferons tant d’économies. »
