
Sorj Chalandon est un de mes auteurs fétiches et j’ai tout lu de lui. Ma déception a été immense à la lecture d’Une joie féroce et moindre pour Enfant de salaud... mais je n’avais toujours pas retrouvé l’écrivain que j’aimais tant. Mes attentes étaient donc bien grandes.
Belle-Île, août 1934 : cinquante-six garçons s’échappent de la « Colonie », ce bagne pour enfants qui s’évertue à les rabaisser, les humilier, les exploiter, les maltraiter. Jules Bonneau, surnommé La Teigne, fait partie des pires aux yeux des surveillants. C’est pourtant celui qui aura le plus de chance et l’unique évadé qui parviendra à ne pas être retrouvé, secouru par un généreux pêcheur, Ronan. Une battue a été organisée pour retrouver ces petits brigands et les brimades qui suivirent furent encore plus terribles que celles qu’avaient déjà subies les enfants. Jules est sauvé puis recueilli par Sophie et Ronan qui, semble-t-il, cachent eux-mêmes un secret. Jules va devenir mousse et pêcher la sardine mais il s’agit de ne pas se faire reconnaître et bientôt, trop de personnes sauront la vérité pour que la vie devienne un long fleuve tranquille...
Oui, j’ai aimé cette histoire très romanesque et très romancée inspirée d’un fait divers bien véridique : cet enfant qui n’a jamais été retrouvé et surtout ce bagne inhumain qui n’a fermé ses portes qu’en 1977. Dans le premier tiers du roman, le lecteur accompagne ces malheureux, orphelins la plupart, petits voleurs pour certains, tous humiliés dans les pires conditions de vie. Lors de cette spectaculaire évasion, 20 francs ont été offerts par enfant retrouvé et les touristes de l’île s’y sont mis aussi, cette « chasse à l’enfant » dénoncée par Jacques Prévert dans un de ses poèmes ne pouvait que mal terminer. En effet, avec ses dix-sept kms de long et ses neuf de large, l’île a été leur seconde prison. Seul Jules a pu s’en sortir. Entre la figure de l’ange et celle du diable, il va nous emmener dans le foisonnement de cette époque particulière : les communistes affrontent les fascistes, le nazisme commence à se faire entendre dans les esprits encore sacrément étriqués où une faiseuse d’anges est une criminelle, les femmes des êtres inférieurs. J’ai beaucoup aimé à la fois l’intrigue tournant autour de cet adolescent mais aussi le contexte spatio-temporel, ce huis-clos dans une période coincée entre les deux guerres. On ne peut que songer au poème de Victor Hugo « Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? » : avec une tendresse comparable à l’humanité de l’auteur des Misérables, Sorj Chalandon donne vie à ces enfants oubliés et meurtris et fait du 56è évadé une belle figure de héros. C'est un roman fort, noir, touchant et prenant.
Lorsque les colons quittent leur bagne, les habitants de l’île peuvent assister à cet étrange défilé : « Il s'est mis en marche, frappant le sol d’un pas de parade. Derrière lui, Le Goff et Le Rosse montaient à l'assaut et nous les suivions au soleil en balançant les bras. Une armée de vauriens. J'avais pris ma sale gueule. Béret enfoncé, blouses fermées, brodequins cirés. Pour traverser la ville, on fronçait les sourcils, mâchoires serrées et lèvres méprisantes. C'est nous, les colons de Haute-Boulogne. Nous qui détroussons les riches, qui pillons leurs logements, qui volons la barque du pêcheur. C'est nous la mauvaise herbe. Le chiendent. La vermine. Cachez vos filles, vos porte-monnaie, vos bijoux mesdames. Le pire de l'humanité défile dans votre ville. »
« Je voulais que ma mère soit là aussi. Je n’avais pas été assez important pour elle, je voulais qu’elle ait enfin peur pour moi. »
« J’avais horreur des forts comme des faibles. Surtout des faibles. Dans son livre sur la colonie, le journaliste avait voulu faire chialer le populo avec des histoires d'orphelins, de fils du divorce, de gamins abandonnés par leur marâtre, de resquilleurs de train, de vagabonds ou de voleurs de pain. Il y en avait ici, mais je ne l'ai pas de ceux-là. Je n'avais que faire de la pitié ou de la bonté. Seule ma vie, seule ma gueule. Seule mon ombre à moi sur le mur d'enceinte, qui essaye de grimper jusqu'aux tessons de bouteille pour rejoindre les goélands. »
