Il est des BD qu’on oublie très vite, d’autres qu’on n’oubliera sans doute jamais… et La tendresse de pierres fait partie de cette seconde catégorie.
Ça commence très fort : « On a enterré un poumon de papa. » Et on assiste à l’enterrement de cet organe de la taille d’une petite voiture, porté par les membres de la famille. Après le poumon, on retire le nez du père. Cette fois-ci, pas de cérémonie ni de cortège, le nez sera porté autour du cou « comme une parure ». « Les hommes en blanc ont décidé que désormais il n’aurait plus besoin de bouche », les lèvres de papa sont donc enveloppées dans du coton et délicatement rangées dans un coffre, prêtes à être réutiliser.
Marion Fayolle met en scène la lente et sournoise maladie qui détruit insidieusement le malade qu’est son père mais aussi ses rapports avec les autres et son entourage. Ainsi, le père de famille devient l’enfant de la famille : plus du tout autonome, il faut le nourrir, le changer, le surveiller et le veiller. « Ça m’embêtait d’ailleurs un peu d’avoir soudain un papa plus jeune que moi. Si mon père était un enfant, mon existence était soudain difficile à croire. » La narratrice explique aussi que c’est comme si sa mère qui avait toujours parfaitement endossé ce rôle de mère, avait besoin de poursuivre son chemin de mère et que son époux deviendrait ainsi « le petit dernier de la famille ».
Le père a un besoin vital de son entourage. Ses exigences passent avant tout, l’un lui prête sa voix pour s’exprimer à sa place, l’autre une main pour saisir un verre : « Peu à peu, on devenait des extensions de son corps à lui. Tout ce qu’il ne pouvait plus faire, on le faisait à sa place. »
Lorsque les « soldats blancs » investissent la maison, d’intimité, il n’en est plus question. La fille se rend surtout compte que la maladie n’a pas changé son père, il est resté une pierre anguleuse et rugueuse, « on continuait à se couper les doigts et à se blesser si on l’enlaçait de trop près. » Enfin, les « hommes en blanc » annoncent la mort prochaine du père. Cette attente est comparée à celle d’un artiste patientant dans les coulisses, ne connaissant pas l’heure de son passage : « je trouvais étrange que tout soit aussi mal orchestré, mais je préférais ne pas faire de remarque. »
C’est un véritable coup de poing que cette BD, et pour différentes raisons : le thème abordé qui n’est pas facile, les dessins si particuliers, simplifiés, hachurés, symboliques pour la plupart, la dimension onirique et fantastique liée à un sujet tellement grave. Tout ça est d’une justesse effrayante. L’auteur met en image des tabous et des non-dits, la tyrannie du malade à qui il faut obéir, l’inversion des rôles enfants-parents, le soulagement de la famille quand l’heure est venue… C’est à la fois poétique, absurde et terriblement réaliste.
» 19/20 »