C’est lors d’un séjour à Marrakech que je suis entrée dans ce roman, âpre et ensorceleur.
C’est un conteur qui relate l’histoire tragique d’Ahmed, digne des mythes grecs.
Un père de famille désespérait de n’avoir que des filles. A la naissance de son huitième enfant, il décide d’aller à l’encontre de cette terrible malédiction. Son prochain enfant sera un garçon ! Il cache donc son sexe à l’entourage, la « déguise » en garçon et lui apprend les manières et le comportement masculin. Le conteur laisse la parole à l’assistance et demande à ceux qui l’écoutent d’émettre des suppositions quant aux réactions d’Ahmed à l’adolescence. Rébellion ou soumission ? Le conteur n’a pas le fin mot de l’histoire, il laisse ses personnages totalement libres.
Ahmed est perdu : « J’ai perdu la langue de mon corps ; d’ailleurs je ne l’ai jamais possédée. Je devrais l’apprendre et commencer par parler comme une femme. Comme une femme ? Pourquoi ? Suis-je un homme ? ». Sa seule boussole, c’est un correspondant anonyme qui comprend ses souffrances et cette « créature » entre deux sexes se claquemure, par honte, par peur.
Il/Elle s’autorise une sortie et à la vieille femme qui lui pose la question fatidique « Qui es-tu ? », elle/il ne sait que répondre. « Je sors à peine d’un long labyrinthe où chaque interrogation fut une brûlure. »
Oum Abbas, quant à elle, se dit envoyée par un compagnon du Prophète, et, pour vérifier le sexe de notre protagoniste, lui enfonce un doigt dans le vagin. Le personnage devient ensuite la principale attraction d’un cirque forain, dansant et chantant, il est tantôt homme, tantôt femme mais c’est pourtant à partir de moment-là de l’histoire que le pronom « elle » lui est attribué et qu’elle devient « Lalla Zahra ».
Le récit, pris en charge par d’autres conteurs, prend de multiples directions ; les personnages fantasques et fantaisistes, répugnants et malsains se côtoient, s’entrechoquent comme des pions qui tentent de se faire une place sur un échiquier déjà bien abîmé.
Comme Marrakech où le plus beau voisine avec le plus laid, le violent avec le sensuel, ce roman a des facettes bariolées, contradictoires. J’ai retrouvé le style de l’écrivain dans l’architecture marrakchi tout en dentelles et en précision, d’une rare beauté. Dernière comparaison : je ne sais pas si j’ai aimé ou détesté ce livre, et à Marrakech, mes narines ont parfois rencontré un mélange d’odeurs tellement détonant que je ne savais pas si je devais m’extasier ou me couvrir le nez.
Le malheur de naître fille : « Au lieu d’égorger un bœuf ou au moins un veau, l’homme achetait une chèvre maigre et faisait verser le sang en direction de La Mecque avec rapidité, balbutiait le nom entre ses lèvres au point que personne ne l’entendait, puis disparaissait pour ne revenir à la maison qu’après quelques jours d’errance. »
… l’accueil réservé aux garçons : « Lalla Radhia entrouvrit la porte et poussa un cri où la joie se mêlait aux you-you, puis répéta jusqu’à s’essouffler : c’est un homme, un homme, un homme… Hadj arriva au milieu de ce rassemblement comme un prince, les enfants lui baisèrent la main. Les femmes l’accueillirent par des you-you stridents, entrecoupés par des éloges et des prières du genre : Que Dieu le garde … Le soleil est arrivé… C’est la fin des ténèbres… Dieu est grand… »