John Irving est un génie, il le prouve une fois de plus avec son dernier roman publié en France en janvier 2011.
C’est une somme, un tout, un roman-fleuve qui embarque le lecteur dans le New Hampshire, dans le Vermont ou encore au Canada, et cela sur trois générations, de 1944 à 2005.
L’histoire débute par une mort accidentelle, celle d’Angel Pope, mais comme le dira l’auteur via la voix d’un de ses personnages, cette mort n’était qu’un leurre, la véritable histoire tourne autour d’un cuisinier, Dominic Baciagalupo, de son fils Daniel alors âgé de douze ans et, plus tard, de son petit-fils Joe.
Dominic tient un restaurant dans une région nord-américaine aussi froide que rude. Son fils, Danny, est sans cesse en quête d’informations sur la mort de sa mère, Rosie. Qui connaît un peu Irving sait que les mots banal et ordinaire n’existent guère dans son œuvre. Rosie avait sept ans de plus que Dominic et elle mourut, noyée dans la Twisted River pour avoir voulu danser sur la glace en compagnie de leur ami si cher, Ketchum. Ce bûcheron bourru, parfois grossier mais rusé et intelligent, s’avère être l’un des personnages les plus importants du roman. Son langage franc, familier et fleuri contraste souvent avec la délicatesse des hommes de la famille Baciagalupo.
Mais je m’égare (difficile de résumer une œuvre si dense !) : dix ans après la mort de sa femme, Dominic prend Jane l’Indienne pour maîtresse. L’imagination du jeune Daniel (ou Danny) est peuplée d’ours, de poêles destinées à tuer ces ours (lisez-le livre, vous comprendrez mieux !) et une nuit, il tue Jane l’Indienne, une femme énorme aux longs cheveux, la prenant pour un ours assis à califourchon sur son père. Comble de malchance, Jane est l’officielle du shérif du comté de Coos, Carl, un être violent et irascible. Ni une ni deux, Dominic emmène son fils dans une fuite qui durera toute la vie du cuisinier. Voyage et escales à travers les Etats-Unis et le Canada. C’est Ketchum, le bûcheron-chasseur qui sera ce cordon ombilical qui reliera toujours les deux hommes à cette région de Twisted River, mais c’est aussi lui qui les guidera, les aidera, les conseillera.
Le roman est parfois un poème, souvent une comédie qui tend vers la bonne grosse farce, ponctuée de passages tragiques et d’autres plutôt loufoques. Le métier d’un des protagonistes nous permet de nous lécher les babines au sens propre du terme puisque qu’une bonne partie de l’intrigue se passe dans les cuisines de restaurants : pain de bananes, parmentier d’agneau, scones, poulet farci, calmar mijotés, scallopini de veau et autres spécialités italo-canadiennes nous sont présentées sur un petit plateau argenté.
John Irving est un prestidigitateur qui nous endort puis nous réveille, nous secoue, nous malmène, nous surprend sans cesse. Pas une page n’est prévisible, le lecteur ne devine absolument rien de ce qui va suivre. L’amour filial, l’amitié, la politique, la perte d’un enfant, la vengeance, l’écriture sont autant de thèmes qui sont traités à travers des récits souvent drôles. Irving le dit lui-même : « Plus l'histoire est compliquée, plus l'intrigue est longue et sophistiquée, et ce qui est le cas dans presque tous mes romans, plus vous devez être divertissant si vous voulez emmener le lecteur vers le moment de l'histoire où il devra réfléchir. On ne peut pas faire réfléchir le lecteur si on ne l'a pas diverti pendant les 300 premières pages. »
Certains pourraient parler de longueurs, c’est vrai que dans les cent premières pages, on se demande où Irving nous traîne, mais ces variations de rythme sont juste une preuve supplémentaire du génie de l’auteur. Et on finit par vivre, manger, penser avec Dominic, Danny et Ketchum. J’aurais bien aimé rencontrer ce dernier d’ailleurs, les vérités qu’il assène à coups de poing ne peuvent qu’être une reformulation des idées de l’écrivain, j’en suis sûre. Le drame du 11 septembre et la politique de Bush sont évoquées et jugées de manière péremptoire : l’intervention de Bush après le 11 septembre est considérée comme « pas plus efficace qu’une merde mouillée » et Ketchum de répéter : « Je me rendrais peut-être plus utile à dégommer ces connards du Hamas et du Hezbollah qu’à faire chier les pauvres chevreuils et les pauvres ours ». C’est toujours le même bougre qui a appris à lire et à écrire sur le tard et qui aime qu’une femme, en guise de préliminaires, lui fasse la lecture. On lui doit également certaines expressions plus que raffinées : « plus crétin que la crotte de chien » ou « Te mets pas les couilles à l’envers ».
Dernier point et élément récurrent chez Irving : l’écrivain dans le roman ou écrire sur l’écriture. Danny est écrivain et son neuvième roman ressemble très fortement à celui qu’on est en train de lire. Irving s’amuse à jouer avec cet amalgame, il se lance des fleurs indirectement : « l’histoire était bien écrite, comme toujours », « la puissance d’évocation du jeune auteur atteignait son sommet avec la description de la pose paisible de l’Indienne défunte, dans sa nudité », tableau qu’on vient de livre, une centaine de pages plus haut. On apprend aussi que l’écrivain fictif (comme l’écrivain réel) commence par écrire la dernière phrase de son œuvre, poursuit par la rédaction du dernier chapitre, puis de l’avant-dernier, etc. pour crier victoire lorsqu’il a trouvé la toute première phrase du livre.
On pourrait aussi parler de la sexualité et de la mort, deux sujets toujours ridiculisés, détournés, tarabiscotés chez Irving. Mai je m’en vais en vous laissant encore quelques petites phrases, juste pour le plaisir :
« Un couple qui s’aime, il se fabrique ses lois, comme si elles étaient aussi fiables et aussi respectables que celles du restes du monde ».
« On vit dans un monde d’accidents »
« Le docteur Heimlich est né en 1920, mais son système aujourd’hui célèbre n’était pas encore arrivé dans le comté de Coos en 1954. Dominic Baciagalupo faisait la cuisine pour de gros mangeurs depuis quatorze ans. Il avait vu nombre d’entre eux avaler de travers. Trois en étaient morts. Il avait observé que les claques dans le dos n’étaient pas toujours efficaces. Quant au système de Ketchum, soulever par les pieds ceux qui s’étranglaient et les secouer comme des pruniers, il n’était pas infaillible non plus. Mais un jour Ketchum avait dû improviser, et Dominic avait constaté le succès éblouissant de son intervention. Celui qui s’étranglait était un bûcheron à l’alcool vindicatif. Ketchum l’avait pris par les pieds, mais l’homme étant trop lourd, il lui échappait sur le sol, si bien qu’à la fin, non content de s’étouffer, le gaillard était déterminé à tuer Ketchum. Celui-ci lui mit une grêle d’uppercuts au plexus ; au quatrième ou cinquième direct, l’homme cracha le gros morceau d’agneau entier qui avait fait fausse route ».
J'édite pour rajouter un p'tit plus : sur le site de Val-m-les-livres, la bloggeuse organise A challenge for John Irving. A ne pas rater!