De tous les romans lauréats du Prix Goncourt, j’en ai lu peu et j’ai souvent été déçue. J’avoue m’être presque fait un principe de ne plus les lire. Pourtant, j’ai dérogé à ma propre règle et j’ai bien fait !
C’est la fin de la guerre 14-18. Sur un champ de bataille, trois hommes complètement différents vont être réunis par cette Grande Guerre. Albert Maillard tout d’abord qui, parce qu’il a surpris la cruelle stratégie de son chef, Henri Pradelle, va se retrouver prisonnier de la terre, enseveli vivant suite à l’explosion d’un obus. Henri, lui, veut profiter de cette fin de boucherie pour redorer son blason : il n’hésite pas à tirer sur des camarades pour arriver à ses fins. Mais Albert a tout vu, c’est ainsi qu’il se verra jeter dans un trou d’obus par Pradelle. Et c’est dans ce même trou d’obus qu’il voit la mort de très près, recouvert par quelque cinquante centimètres de terre, incapable de bouger. Si Albert est la victime, Henri un sombre bourreau, Edouard Péricourt tient, lui, le rôle de héros. Malgré une jambe en bouillie et un visage qui n’a plus rien d’humain, il a senti la présence d’un être vivant, là, sous la terre, et il creuse, il creuse sans s’arrêter et finit par extirper le corps, indemne, d’Albert.
Bien sûr, Albert se sent redevable. A l’hôpital du camp, il ne quitte plus son sauveur d’une semelle et tente de surmonter la répugnance qu’il éprouve à le voir : le visage d’Edouard n’est plus qu’une plaie béante, la mâchoire inférieure a disparu… ce n’est qu’une dose importante de morphine qui l’empêche de gémir et de hurler. Face à ce désastre et alors que la guerre est finie, Edouard va demander à Albert de le faire passer pour mort. Albert, veule et malheureux, accepte tout. Il réussit à voler les papiers d’un soldat mort et envoie à la famille d’Edouard une lettre expliquant les circonstances de la mort d’Edouard.
N’en dévoilons pas trop. A Paris, on retrouve la famille Péricourt : Madeleine, la sœur du pseudo défunt qui s’éprend de Pradelle et le père, Marcel, qui, sachant son fils mort, commence enfin à l’aimer et à s’intéresser à lui… Le roman est dense, fait de retournements de situation et empli de personnages parfaitement portraiturés, il relate à la fois la petite histoire tragique de la famille Péricourt et une partie de la grande Histoire, le retour des Gueules Cassées à la vie civile. Tout le long de ma lecture, j’ai pensé à Zola qui, lui aussi, peignait une famille à la lumière d’un événement historique. L’intrigue passionnante fait passer le lecteur par divers sentiments. La haine de la guerre et de ses atrocités. La pitié pour les soldats « cassés ». La tendresse pour Edouard qui utilise des masques loufoques pour cacher sa laideur mais aussi pour sa jeune compagne, Louise, qui devrait devenir l’héroïne du prochain roman de Lemaitre. L’indignation, la colère face au besoin de s’enrichir de Pradelle : les cercueils les plus courts sont les moins chers, les soldats se font donc inhumer dans des cercueils d’1m30, la confusion entre les noms des morts et leur tombe rend l’identification impossible…
Bref, un bien beau roman … et j’en fais un COUP DE CŒUR !
Madeleine n’est pas belle mais très lucide : « Avant-guerre, elle les avait démasqués de loin, les petits ambitieux qui la trouvaient banale vue de face, mais très jolie vu de dot. »
Son père, M. Péricourt, se rend compte qu’il n’a jamais su aimer : « Le gardien du cimetière avait perdu son bras droit. En le croisant, M. Péricourt pensa : Moi, je suis un invalide du cœur. »
Albert est un lâche qui manque de caractère, on l’a déjà dit. Dans son parcours chaotique, c’est la voix de sa mère qu’il entend le sermonner et qui ne l’encourage pourtant pas à s’endurcir … Lorsqu’il observe la jeune Louise : On aurait dit un petit insecte sortant de sa chrysalide, de plus en plus joli. Albert, parfois, la regardait en cachette et lui trouvait une grâce émouvante qui lui donnait envie de pleurer. Mme Maillard disait : « Si on le laissait faire, Albert passerait son temps à pleurer ; j’aurais pu avoir une fille, ç’aurait été pareil. »
Une dernière citation qui nous ferait presque aimer les rides : « Lorsqu’il prendrait de l’âge, comment le verrait-on ? La béance occupait presque tout l’espace destiné aux rides, ne restait que le front. Edouard s’amusa à l’ide que les rides qui ne trouveraient pas leur place sur les joues absentes, autour des lèvres absentes, émigreraient toutes vers le front à la manière de ces rivières détournées qui cherchent une issue et prennent le premier chemin s’offrant à elles. Vieux, il serait un front labouré comme un terrain de manœuvres au-dessus d’une béance carmin. »