J’avais déjà lu et apprécié Sur les ossements des morts de cette autrice polonaise.
« Antan est l’endroit situé au milieu de l’univers », petit village polonais, il va voir naître, grandir, évoluer et mourir un grand nombre de personnages, notamment ceux de la famille Céleste avec Michel appelé à faire la guerre 14-18 et Geneviève son épouse tombée enceinte juste avant son départ ; la Glaneuse, mendiante prostituée, belle et insolente ; le Mauvais Bougre qui, après avoir commis un crime effroyable, oublie tout et devient un animal ; Florentine devenue « folle subrepticement » à cause de la lune, le châtelain Popielski et son obsession pour un étrange et fantasmagorique jeu de société ; la famille Divin – père et fils pour commencer. C’est sans compter le point de vue de la statue d’une Vierge, celui d’un moulin à café ou encore d’une chienne.
On pourrait lui en attribuer des qualificatifs à ce roman polymorphe : merveilleux, gothique, linguistique, métaphysique, mystique, réaliste, magique, ... A part quelques passages qui m’ont fait penser à Candide de Voltaire, je ne lui ai trouvé rien de ressemblant avec ce que j’avais déjà lu précédemment, il nous emmène dans un monde à la fois réel et imaginaire, un lieu impalpable qui va cependant parler à tous. Un endroit secoué de toutes parts, malmené par les deux guerres mondiales. Parcourant les décennies de 1914 à (presque) notre époque, le roman offre un panorama vertigineux de ce que peuvent être la vie et la mort, de ce que peuvent être les relations entre les humains ou les relations entre les humains et les animaux ou les choses, de cette acceptation ou non du temps qui passe. L’autrice se fait alchimiste et, avec une écriture superbement ciselée, place le lecteur dans une ambiance complètement à part où la femme occupe un grand rôle. J’ai également aimé le personnage d’Isidor, légèrement handicapé et simplet, il finit par voir des « quadruplets » dans tout ce qui l’entoure avant de tomber dans un oubli progressif. Le moulin à café devient un véritable personnage qui clôt le livre de manière superbe. Du grand art.
Je participe au challenge de Moka, Les classiques, c’est fantastique, et ce dernier mois de la saison nous demande de piocher dans les thématiques passées. J’ai donc choisi « Prix Goncourt vs Prix Nobel » (saison 4) puisque Tokarczuk a obtenu le Prix Nobel 2018 et aussi « Sacrées femmes, illustres autrices ! » (saison 2) : elle est féministe, pro-européenne et défenseure des droits des minorités en Pologne, elle est également l’autrice polonaise la plus traduite hors de son pays. Bravo à elle !
J'en profite pour remercier notre Moka et son beau challenge, un de seuls que je suis capable de suivre... Merci merci :)
« Mais qu’est-ce qui vous a pris de naître, si c’était pour dormir ? »
Un des mondes proposés dans le Jeu du châtelain : « Ce monde dura très longtemps et il inspira à Dieu un ennui mortel. Dieu descendit donc sur terre et commença à doter chaque animal rencontré de doigts, mains, visage, peau délicate, raison, capacité d'étonnement - bref, Il entreprit de transformer de force les animaux en homme. Mais les animaux ne souhaitaient pas être métamorphosés de la sorte, les hommes leur semblaient monstrueux. Il se concertèrent, attrapèrent Dieu et Le noyèrent. Et les choses en restèrent là. Dans le troisième monde, il n’y a ni Dieu ni homme. »
Isidor est perturbé par l’image qu’il se fait de Dieu, tantôt vieillard, tantôt esprit volatile : « Et c’est alors, non sans un sentiment de culpabilité, qu’il aperçut Dieu, dans le cadre de la lucarne, sous l’aspect d’une femme. « Dieuesse », La nomma-t-il. Cela le soulagea. Il Lui adressa des prières avec une aisance qu'il n'avait jamais éprouvée auparavant. Et Lui parlait comme à une mère. »