Troisième volet de la tétralogie « Les Années glorieuses ».
1959. Louis et Angèle Pelletier, les doyens de la famille, ont décidé de rentrer en France après avoir vécu un paquet d’années à Beyrouth à gérer une savonnerie. C’est à Plessis-sur-Marne qu’ils élisent domicile dans une demeure qui réunit régulièrement leurs trois enfants. Jean n’a pas changé, il est toujours soumis et écrasé par son odieuse épouse, Geneviève, qui essaie subrepticement de lui subtiliser la place de patron dans l’entreprise Dixie. Il n’a pas non plus réussi à apaiser ses pulsions meurtrières (je n’en dis pas plus). Hélène, quant à elle, décide d’innover dans son boulot à la radio, elle aura désormais une émission nocturne destinée à donner la parole aux auditeurs, mais quel parcours du combattant elle a dû réaliser pour parvenir à ses fins ! L’émission est d’emblée un grand succès. Quant à François, c’est un peu le héros de ce roman : il accepte d’aller en voyage à Prague et de permettre à un espion tchèque de s’extraire du pays... mais tout ne va pas se passer comme c’était prévu et il va être accusé d’espionnage. Enfin, et c’est peut-être l’événement qui cristallise tous les autres : Louis a eu une attaque, il s’en sort mais diminué, ce qui tend à modifier ses rapports aux autres. A commencer par la vive et intelligente Colette, la fille de Geneviève avec qui elle entretient de perverses relations ; à dix ans, la petite va connaître un événement dramatique et traumatisant.
Je trouve ce roman différent des deux précédents, peut-être parce qu’on s’attache davantage à certains personnages, peut-être parce qu’une place importante est faite à cette histoire d’espionnage (Lemaitre revendique une référence et un hommage à John Le Carré) : le voyage de François à Prague paraît comme en décalage avec les petites histoires du quotidien des autres membres de la famille. Même si finalement toutes les anecdotes et tous les personnages du roman ont un caractère outrancier ... et complètement jouissif. Avec un abus sexuel en début de roman, c’est un air plus grave et moins cocasse qui donne le ton de ce 3e opus. Qu’on ne s’y méprenne pas, Lemaitre est suffisamment doué pour qu’on passe par différentes émotions et qu’on se laisse totalement embarquer dans cette histoire – ces histoires. Certaines scènes sont attendrissantes : la complicité entre le grand-père et la petite fille, la solidarité muette entre Colette et Philippe (le garçon est passé du statut de prince adoré et détestable pour sa mère à celui d’enfant rejeté et pitoyable), la détermination de Nine pour sauver son mari (une héroïne, celle-là !). La plongée dans cette fin des années 50 se révèle d’une justesse et d’une authenticité admirables ; sont évoqués : le danger des pesticides, le communisme, la guerre froide, le nucléaire, la montée du capitalisme, les services de renseignement français, et j’en passe. Je ne vous cache pas que j’ai attendu tout le long du livre que l’ignoble Geneviève se prenne enfin la raclée de sa vie, et j’ai été comblée ! Cette lecture a encore une fois été passionnante de bout en bout (un pavé qu’on termine sans soulagement, on rempilerait facilement pour 500 pages), il me tarde de lire la suite et fin (sortie prévue : janvier 2026).
Je participe encore une fois au challenge de Moka, Quatre saisons de pavés. (574 pages)
« Louis Pelletier paraissait parfois avoir l'âge de sa maison, s'accrochant à des broutilles, répétant, répétant encore et encore les mêmes anecdotes, les mêmes histoires, les mêmes traits d'esprit vieux comme le monde dont il était le seul à rire sans s'apercevoir de l'effet douloureux qu'il provoquait autour de lui. Ainsi trouva-t-il le moyen de renouer avec la tradition de la « procession Pelletier » qui chaque année, à Beyrouth, avait commémoré la création de la savonnerie. À la « maison de la famille » du Plessis-sur-Marne, chaque repas dominical était précédé, à l'heure de l'apéritif, d'une visite du verger au cours de laquelle les enfants devaient s'émerveiller de la belle santé des arbres fruitiers. »
« Jean s’était permis un nombre étonnamment faible de ces entorses et petits mensonges qui sont le lot ordinaire de bien des couples. Geneviève régnait en maîtresse sur sa vie, occulter le moindre détail le mettait si mal à l'aise qu’il préférait s'en dispenser. Il n'était même pas parvenu à lui cacher ce que, dans son for intérieur, il appelait ses « mouvements d'humeur ». A mots couverts, bien sûr et à quelques exceptions près, elle aurait pu dresser la liste des malheureuses jeunes filles qui, depuis leur départ de Beyrouth et leur arrivée à Paris, avaient payé au prix fort les soudains emportements de son époux. Elle ne l'exprimait pas mais elle constituait une terrible menace. »