C’est un de mes auteurs préférés et pourtant cela fait des années que je retarde cette lecture.
L’auteur imagine un dialogue où Marco Polo raconterait à Kublai Khan, empereur des Tartares, les villes qu’il a rencontrées lors de ses voyages... sauf qu’elles proviennent toutes de son imagination. Portant des noms de femmes (Isaura, Zirma, Foedora, Euphémie, Zemrude, Octavie, Eudoxie, Moriane,...) elles sont variées et parfois fantasques. On y parle situation géographique, architecture, commerce, cuisine, infrastructure, coutumes, habitudes, gouvernement, croyances religieuses, rapports homme-femme, etc. Regroupées par catégories : la mémoire, le désir, les signes, les échanges, le regard, le ciel, les morts, et j’en passe, elles intriguent l’auditeur qui questionne Marco Polo mais n’obtient pas toujours de réponses satisfaisantes.
L’auteur lui-même le revendique, on pourrait lire ces courts textes comme on lit de la poésie, miette par miette, à déguster lentement en se laissant rêvasser. Je m'attendais naïvement à trouver « ma » ville idéale mais Italo Calvino a été assez malin pour ne pas tomber dans le manichéisme ou l'utopie et c’est d’ailleurs plutôt un pessimisme assez marqué qui englobe ces portraits de villes, surtout ceux de la seconde moitié. Il y en a d’absurdes (Procope où le voyageur voit progressivement, de la fenêtre de son auberge, se multiplier des « visages ronds, immobiles, très très plats, avec un soupçon de sourire »... et la nature disparaître). Il y en a des glauques comme à Eusapie où les habitants ont construit sous terre une copie exacte de leur ville (les cadavres reprennent leurs activités d’avant leur mort : un squelette de barbier « savonne d’un blaireau sec l’os des pommettes » d’un cadavre d’acteur, par exemple.) Il y des villes drôles ou farfelues comme celle de mon dernier extrait. J’ai pensé aux Caractères de La Bruyère parce que si certaines descriptions sont loin des villes que l’on connaît, on va toujours y trouver son compte, ce petit quelque chose de juste qui va nous parler. Et la conclusion est belle : « je pourrai assembler pièce à pièce la ville parfaite, composée de fragments jusqu'ici mélangés au reste, d'instants séparés par des intervalles, de signes que l'un fait et dont on ne sait pas qui les reçoit. Si je te dis que la ville à laquelle tend mon voyage est discontinue dans l'espace et le temps, plus ou moins marquée ici ou là, tu ne dois pas en conclure qu'on doive cesser de la chercher. Peut-être tandis que nous parlons est-elle en train de naître éparse sur les confins de ton empire ; tu peux la repérer, mais de la façon que je t'ai dite. »
Je participe une seconde fois ce mois-ci au challenge Les Classiques c’est fantastique de Moka qui met à l’honneur le XXe siècle. Je trouve que Calvino est un très digne représentant de ces décennies-là.
« Il en est des villes comme des rêves : tout ce qui est imaginable peut être rêvé mais le rêve le plus surprenant est un rébus qui dissimule un désir, ou une peur, son contraire. Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leur perspectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre. »
Pourquoi pas ? « Le jour où les habitants d’Eutropie se sentent accablés de fatigue, et que plus personne ne supporte son métier, ses parents, sa maison et sa vie, les dettes, les gens à saluer ou qui vous saluent, alors toute la population décide de déménager dans la ville voisine qui est là à attendre, toute vide et comme neuve, où chacun prendra un autre métier, une autre femme, verra en ouvrant sa fenêtre un autre paysage, passera ses soirées à d'autres passe-temps, amitiés, médisances. Ainsi la vie se renouvelle de déménagements en déménagements dans des villes qui se présentent chacune, par l'exposition, ou la pente du terrain, ou les cours d'eau, un peu différemment. »