A Dublin, la famille Stack vit son petit train-train heureux dans un contexte pourtant déjà particulier puisque la ville est placée en état d’urgence, qu’il y a un couvre-feu et que des rumeurs sur les privations de liberté de certains circulent... Un voisin a d’ailleurs mystérieusement disparu. Le père de famille, Larry, adjoint de la secrétaire du syndicat des enseignants, est prévenu par la venue de deux hommes d’une police secrète, le GNSB, qu’il ferait mieux de changer d’activités. Puis il est arrêté, accusé d’« incitation à la haine contre l’Etat » et disparaît à son tour. Eilish, la mère de famille, microbiologiste, tente de s’occuper seule de ses quatre enfants âgés de 1 à 17 ans mais aussi de son père vieillissant qui habite à quelques pâtés de maisons de chez eux et qui tend à se laisser emporter par une démence sénile. Les nouvelles sont de plus en plus mauvaises d’où qu’elles viennent : la presse est sous le contrôle de l’Etat, les arrestations injustifiées se multiplient, on entonne l’hymne national, le cœur sur la main, à un mariage, une sévère enquête administrative est lancée quand on veut aller à l’étranger... Mark, l’aîné, refuse de se cacher pour éviter d’être enrôlé dans l’armée et décide de rejoindre le camp des rebelles. Eilish est virée de son boulot, l’électricité est souvent coupée, l’eau du robinet n’est plus potable, au supermarché il manque les produits de première nécessité... La sœur d’Eilish qui vit au Canada conseille à la famille de la rejoindre au plus vite mais quitter le pays devient une gageure et Eilish ne sait pas si elle peut abandonner Larry dont elle n’a plus de nouvelles depuis des mois.
Le réalisme effrayant et la dimension prémonitoire font de cette histoire un roman que j’ai parfois (souvent) pris avec appréhension entre les mains. Passé cet aveu qui tient à l’actualité anxiogène, j’ai trouvé que ce livre atteignait une sorte de perfection dans son genre, sachant tout à la fois faire monter la tension avec une police secrète comparable à la Stasi et des restrictions de plus en plus drastiques, rendre les personnages attachants, la maison familiale familière (c’est presqu’un huis clos) et le contexte glaçant. L’étau se resserre au fil des pages, l’écriture parfaitement maîtrisée participe à cette oppression ambiante : les paragraphes se font rares, les phrases s’allongent. La grande réussite réside aussi dans ce personnage féminin de mère auquel on s’identifie très vite, Eilish est tour à tour une héroïne et une anti-héroïne, elle se démène pour les siens, perd souvent le contrôle, voit son mari en rêve et ne finira plus que par subir les événements atroces. Il y a évidemment matière à réflexion, ici c’est un petit pays parmi tant d’autres qui est concerné et la Terre n’arrête pas de tourner pour autant, on se dit qu’on a vite fait d’arriver à une situation identique et qu’on peut tous endosser le statut d’exilé. Un grand roman, donc, puissant, brillant même, pour lequel il faut tout de même se préparer psychologiquement. (Pour vous dire, j’ai ressenti le même genre d’émotions à la lecture de La route.)
Le nouveau parti « s’efforce de transformer ce que toi et moi appelons la réalité, ils entretiennent la confusion, et si l’on prétend qu’une chose en est une autre et qu’on le répète assez longtemps, eh bien, elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l’acceptent comme une vérité. »
C’est la voisine qui raconte : « j’ai commencé à saisir ce qu’ils nous font, c’est tellement intelligent, comme méthode, ils te prennent quelque chose et ils le remplacent par le silence, et toi tune vis plus, tu es constamment face à ce silence, tu n’es plus qu’une chose confrontée à ce silence, une chose qui attend que ce silence s’achève, une chose à genoux qui le supplie à voix basse, une chose qui attend qu’on lui restitue ce qu’on lui a enlevé pour pouvoir reprendre le cours de sa vie, mais ce silence n’a pas de fin, tu comprends, ils te laissent espérer que ce qui te manque te sera un jour rendu et toi tu restes là paralysée, amoindrie, émoussée comme un vieux couteau, et ce silence ne finit jamais parce qu’il est la source de leur pouvoir, sa signification secrète. »
« (...) jamais de la vie, je ne comprenais pas ceux qui décidaient de partir, s'en aller comme ça, du jour au lendemain, en laissant tout derrière eux, en abandonnant leur vie d'avant, tout ce qui faisait leur existence, à l'époque on ne l'envisageait même pas, et plus j'y réfléchis, plus je me dis qu'on ne pouvait rien faire en réalité, vous voyez, on était coincés quand on nous a proposé ces visas, c'est difficile de s'en aller quand on a tant d'engagements et de responsabilités, et le jour où la situation a empiré on n'avait plus aucune marge de manœuvre, ce que j'essaie de vous expliquer, c'est qu'avant je croyais au libre arbitre, si vous m'aviez posé la question avant que tout ça arrive, je vous aurais répondu que j'étais libre comme l'air, mais aujourd'hui je n'en suis plus aussi certaine, je doute qu'il existe un quelconque libre-arbitre quand on est pris dans quelque chose d'aussi monstrueux (...). »
Et il semblerait bien que ce soit ma 4e participation au challenge Objectif SF 2025 de Sandrine !