Il me tardait de me (re)plonger dans les magnifiques dessins de Lepage. Ici, ils s’accompagnent de photographies de son frère, François.
En 2011, les deux frères Lepage ont l’immense privilège de participer à un voyage en Terre-Adélie, plus encore, d’être parmi les dix chauffeurs du Raid, comprenez, le raid de ravitaillement qui rallie Dumont d’Urville à la base Concordia. Après maintes péripéties : un voyage sur l’Astrolabe qui ne sera fait que de nausées et de mal de mer, un risque d’annulation de l’aventure, l’ahurissante découverte des icebergs, les deux hommes embarquent dans leur Caterpillar pour 1200 kilomètres à travers des espaces qui ressemblent à la lune tant ils sont éloignés de tout ce qui a trait à notre planète. Un long cordon de tracteurs, de remorques, de caravanes et de citernes affronte des températures descendant jusqu’à -50 degrés, une altitude de 3200 mètres, des tempêtes qui bloquent momentanément le convoi et toujours ce même paysage monotone fait de nuances de blancs avec un inatteignable horizon. L’ensouillage (l’enlisement dans la neige) menace à chaque kilomètre mais les deux frères, les plus novices de l’équipe, se débrouillent plutôt bien.
Quelle aventure extra-ordinaire ! Ces hommes ont foulé une terre hostile et glaciale pour vivre des moments inoubliables. J’ai tout de même eu du mal à dépasser ma peur du froid, ces vastes étendues de neige ou de glace m’ont sans doute plus effrayée que fascinée mais le talent de Lepage rend le périple passionnant. Il retrace le parcours des principaux explorateurs (Scott, Amundsen, Charcot, ...) pour arriver à sa propre expérience et celle de son frère qui écrit tous les jours à Marile, sa bien-aimée. Au-delà des paysages lunaires et ces déserts de glace parcourus, l’aventure humaine se révèle être unique : ce sont des volontaires de différents corps de métiers (glaciologues, sismologues, météorologues mais aussi cuisiniers, électriciens, mécaniciens, médecins). J’ai beaucoup aimé trouver à la fois des dessins (somptueux, évidemment) et des photographies rendant l’expérience encore plus palpable. J’ai évidemment appris énormément de choses : le krill, principale nourriture des cétacés qui est au cœur de la préservation de nombreuses espèces animales ; la vitesse record du vent enregistré à Dumont (320 km/h) ; l’Antarctique a perdu entre 70 et 150 gigatonnes de sa masse, « ce que la population française consommerait en eau pendant vingt à quarante ans ». Les textes oscillent entre explications scientifiques, réflexions personnelles et une certaine poésie très appréciable face à cette nature incroyable.
« L’Antarctique est un continent qui n’appartient à personne... ou plutôt – fait unique – il est le bien de l’humanité entière. En Antarctique s’est accompli ce vieux rêve : un continent entier consacré à la science et à la paix. »
Lorsque le bateau parvient à ces mers de glace : « La glace craque, se fissure, s'enfonce, roule sous le bateau et remonte le frapper violemment. L'Astrolabe avance par coups de boutoir, recule dans un bouillonnement d'écume, repart à l'attaque, puis stoppe brutalement dans un bruit de tôle froissé. À l'horizon, à la poupe du navire, un ciel noir : le watersky. C'est la mer qui se reflète sur les nuages, là d'où nous venons, l'eau libre. Mais devant nous, c'est le blanc infini. »
« Le voyage râpe les peaux qu’on se donne, les apparences sociales. On est nu, la peau à vif. C’est un miroir sans concession. Le raid, c’était l’aventure improbable. Soudain, je me suis vu suivant les traces des grands aventuriers. Et puis, j’y suis... et je ne parviens pas à prendre réellement conscience du lieu où je me trouve. J’ai beau me répéter que je voyage en Antarctique, mon cerveau s’ensouille. »
D'autres titres de Lepage : Voyage aux îles de la Désolation, Ar-Men, Un printemps à Tchernobyl.