Il me tardait de lire cette BD assez impressionnante, 168 pages, une couverture épaisse, un grand format, bref, un temps de lecture presque équivalent à celui d’un roman.
D’un côté, Cyrano, chef cuisinier d’un trois étoiles qui, parce qu’il n’a pas eu le prix du meilleur cuisinier de France pète un plomb : il rentre dans son restaurant et y met le feu. On le retrouve quinze ans plus tard, en 1952, solitaire bougon mais toujours amoureux des bons produits de sa Bourgogne, isolé du reste des habitants de son village qui méprisent son geste... D’un autre côté, Ulysse, adolescent parigot préparant laborieusement son bac, fils du grand patron Ducerf, à la tête de la plus grande cimenterie de France. Ces deux-là vont se rencontrer : le père Ducerf exile son fils et sa femme en Bourgogne pour les éloigner d’un scandale de collaboration avec les Allemands pendant la guerre. Ulysse tombe sur Cyrano, ce gros bonhomme rustre et bon vivant qui lui fait découvrir sa cuisine... que le garçon adore d’emblée. En douce, il va devenir son commis avant de lui-même élaborer de bons petits plats pour se rendre compte qu’il est fait pour ça : devenir cuisinier. Mais le père Ducerf, autoritaire au possible, n’a qu’une idée en tête, faire de son fils le successeur de son immense entreprise. Entre héritage et vocation, Ulysse ne sait plus où donner de la tête mais la phrase fétiche de Cyrano, « in voluptas veritas », dans le plaisir, la vérité... résonne en lui.
Même si l’intrigue a des allures de comédie télé sympathique, elle est plus profonde qu’il n’y paraît : Ducerf a collaboré avec les Allemands, certes, mais avait-il vraiment le choix ? Si Cyrano a réduit en miettes son restaurant, c’est parce qu’il n’en pouvait plus de cette pression quotidienne rendue parfois insupportable avec un métier si prenant. La mère Ducerf est capable d’entendre les souhaits de son fils malgré l’étroit carcan imposé par son mari. On prend un plaisir fou à se plonger dans cette histoire qui aurait bien pu être découpée en plusieurs tomes (merci aux auteurs d’en avoir fait un one-shot). Il est aussi question de cuisine traditionnelle vs cuisine moderne, de liberté, d’autorité paternelle (Ducerf a encore un père qui est tout aussi odieux avec lui que lui l’est avec son fils !). Bref, comme les plats de Cyrano, les planches sont copieuses, colorées, vivantes, goûteuses, appétissantes. Malgré une fin prévisible, un engouement que j’aurais aimé plus franc (j’en attendais beaucoup) et quelques clichés, j’en fais un coup de cœur pour le plaisir de lecture (et de la bouffe, très très importante à mes yeux...)
« La cuisine, c’est comme le théâtre ! Chaque soir, tu remets le couvert. Et chaque soir, tu peux ruiner dix ans d’efforts... »
« Imagine que la cuisine, c’est comme une nouvelle langue pour toi. Je vais juste de donner les bases du vocabulaire, mais au moins tu sauras causer ! Et ce qui va compter, plus que tout, c’est : qu’est-ce que tu vas raconter ? Quelle émotion, qu’est-ce que tu vas mettre de toi, dans ton assiette ? »