Bmore, un détective derrière lequel se cache (à peine) l’auteur, fait un tour au Musée de l’Orangerie, et .. stupéfaction, là où il pensait ne ressentir, comme tous les autres visiteurs, que sérénité, douceur et harmonie face aux immenses Nymphéas de Monet, il se sent oppressé et angoissé comme s’il émanait de ces grands panneaux quelque chose de délétère et de morbide. En creusant un peu (ensuite beaucoup beaucoup plus), il trouve des explications à cette réaction négative : Monet a démarré ses immenses fresques en 1914, le premier jour de la guerre, il venait de perdre son fils aîné, Jean, il craignait pour son cadet parti au combat, il craignait pour la France. Mais sa double cataracte, cette « tragédie de l’œil » qui le rendra aveugle n’y est pas pour rien non plus : la peinture « se fait littéraire » puisqu’il lit les couleurs sur ses tubes et peint avec le souvenir qu’il en a. Ce n’est pas tout, le nymphéa, cette fleur que tout le monde admire, possède un niveau de toxicité assez important, il est anaphrodisiaque et l’eau qui dort a des pouvoirs mortifères... autant de raisons qui permettent de comprendre le « syndrome » subi devant les toiles de l’impressionniste. Mais si finalement tout n’en revenait pas à l’amour, et si la première femme de Monet, Camille, n’était pas au cœur même de ces nymphéas...
Première découverte d’un auteur assez allumé qui m’a rapidement fait penser à Jaenada dans son appétit des digressions (mais Jaenada le surpasse, tout de même). Bouillier a son style, une sorte de fouillis organisé, avec des réflexions personnelles et autobiographiques qui viennent se glisser dans la biographie de Claude Monet. Car c’est bien d’une biographie (partielle) qu’il s’agit, ou encore d’une autopsie des Nymphéas : on entre dans le tableau impressionniste dès la première page pour n’en ressortir ... que bien des jours après la lecture. C’est un texte vivant, dense, coloré, dynamique, plein de riches idées et de remarques amusantes (un chapitre entier n’est conçu que d’exergues, tous plus amusants les uns que les autres !), de bavardages parfois un peu longuets et un brin oiseux. Alors si Bouillier va parfois un peu trop loin (un parallèle est fait entre les jardins de Giverny et le camp d’Auschwitz... tout de même !), j’ai appris beaucoup de choses (Monet avait sept jardiniers ; il a décidé de tout de A à Z quant à la conception de son jardin, jusqu’à faire détourner une rivière, jusqu’à faire venir des espèces de nymphéas de l’autre bout de la terre ; il a peint environ 400 tableaux de nymphéas sur une trentaine d’années, a détruit beaucoup de toiles qu’il a lacérées au couteau ; il y a aussi La Japonaise, un tableau insolite dans son œuvre que Bouillier explique très bien). L’auteur a réussi à m’embarquer (c’est le cas de le dire), à m’inciter à regarder le célèbre tableau de Monet autrement, à confirmer que nos propres ressentis peuvent parfois être très justes quand on regarde une œuvre d’art (ou un film, ou un livre...)
Devant Les Nymphéas : « Pourtant tout m'apparaissait ici figé, immobile, statique, opaque, silencieux, inerte. Trop figé et trop silencieux pour que la vie puisse circuler, s'épanouir, s'égayer. D'où ma sensation de claustrophobie. Comment un espace ouvert peut-il donner l'impression d'un lieu clos et replié sur lui-même ? »
« Car bien avant de peindre le moindre nymphéa (en 1897), Monet les cultivait depuis des années. C'est-à-dire qu'il fabriqua de toutes pièces le modèle qui, sur la toile, devint ensuite sa source d'inspiration. Il créa lui-même le sujet de sa peinture. Il n'y a que Pygmalion et sa Galatée qui puissent rivaliser, sauf qu'il s'agit d'un mythe. (Cézanne ne créa pas les pommes qu'il peignait. Léonard de Vinci ne créa pas Mona Lisa, seulement La Joconde, etc.) »
Lecture commune avec Keisha, sans le vouloir :) (les grands esprits, n'est-ce pas...!?)