« Elle m'a appelé au milieu de la soirée. Elle pleurait. J'avais vingt-huit ans à l'instant de cet appel et c'était la troisième, peut-être la quatrième fois seulement depuis ma naissance, que je l'entendais pleurer. » C’est ainsi que commence le récit d’inspiration autobiographique d’un fils qui va raconter que sa mère l’appelle, en détresse, parce que son compagnon l’insulte, l’humilie et la frappe une énième fois. Faut-il rappeler que Monique a déjà quitté le père violent et ivrogne des années auparavant ? L’histoire semble se répéter mais cette fois, la mère écoute son fils. Elle fait une petite valise et s’en va, au petit matin, elle quitte son village du Nord de la France et rejoint l’appartement du narrateur que lui ouvre un ami. Une lente reconstruction démarre. Le fils, resté à Athènes, s’occupe de sa mère à distance, lui procure des habits, lui fait parvenir des repas (elle qui a toujours cuisiné pour les autres), lui permet de se maquiller, lui trouve une petite maison. Et la femme qui a, toute sa vie été soumise et rabaissée, va renaître, devenir une personne importante, vivre une existence libre et même connaître le succès.
Alors que j'avais été moyennement convaincue par la lecture d’En finir avec Eddy Bellegueule et de Qui a tué mon père ? parce qu’il m’a semblé que la visée de ces textes était trop égocentrique parce que thérapeutique, j'ai trouvé ce récit autobiographique extrêmement touchant, lumineux et admirable. On sent bien que le fils, parce qu’il va (enfin) bien (et qu’il a de l’argent), est tout à fait en mesure d’aider sa mère dans une situation de désespoir et, surtout, que cette femme trouve enfin le courage de se libérer. Leur relation nouvelle grandit avec de la tendresse et un rapport qui n’est plus celui de mère à enfant (puisque ce rapport-là a tellement dysfonctionné dans le passé) ; respect et admiration unissent désormais les deux. L’auteur se permet de faire une référence très juste à Virginia Woolf et sa sublime Chambre à soi : la liberté et l’équilibre d’une femme nécessitent indépendance et aisance financière. Plutôt que d’être une béquille, le fils est un propulseur qui va pousser délicatement sa mère dans le dos pour qu’elle avance dans la vie, dans ce réapprentissage de la vie. Et à 55 ans, sa mère s’autorise une nouvelle existence où elle apprécie d’être choyée et gâtée. L’histoire ne dit pas si elle a pu voler de ses propres ailes en trouvant un travail (qu’enfin, elle cesse de dépendre d’un homme) mais devrait apporter une leçon de courage à toutes celles qui n’osent pas encore... J’ai apprécié la simplicité et l’authenticité du récit.
Monique découvre la cuisine libanaise : « L'exclusion qui avait formé la matière de sa vie se jouait dans des détails si minuscules, s'il minuscules, je pensais en l'écoutant : à plus de cinquante ans elle n’a encore jamais expérimenté certaines saveurs, jamais éprouvé certaines sensations gustatives, comme une forme de dépossession culinaire et sensorielle. Quand on pense à la dépossession, à la pauvreté, on pense à la difficulté à s'acheter des vêtements ou à payer des factures, mais on ne pense pas à ces choses-là, les saveurs, les odeurs, les sensations jamais connues. »
Le narrateur revoit l’ancien compagnon de Monique : « Je lui ai fait un signe de tête, de loin, je ne me suis pas approché, mais en l'observant, je me suis mis à penser soudain que peut-être, cet homme n'était ni le coupable ni le responsable de ce qu’il avait fait, mais qu'il avait lui-même été le corps conducteur d'une violence qui le dépassait et qui n'est pas simple à expliquer, celle de son éducation, celle de sa classe sociale, celle de sa vie en couple, celle de la domination masculine, je me suis mis à penser que peut-être, cet homme était le produit d'une ou plutôt de plusieurs situations entremêlées qu’il ne contrôlait pas, exactement comme ma mère avait elle-même été violente quand elle vivait avec mon père, et qu'elle était sa prisonnière, exactement comme moi j'avais été violent avec elle en retour, je me suis mis à penser, en regardant cet homme d'apparence faible et pathétique, et contre toute attente ou anticipation de ma part, que peut-être, il était innocent, innocent non pas au sens où il m'inspirait de la sympathie ou de l'affection, loin de là, mais innocent au sens conceptuel, pur, au sens où rien en ne lui témoignait de la capacité de faire d'entreprendre (...) »