En quatre chapitres correspondant aux quatre saisons de l’année, la narratrice, Isadora, déroule ses souvenirs, tous en lien avec la Maison, cet endroit familial et intime où elle a vécu son enfance, qu’elle a occupée adulte et qu’elle n’a quitté que pour aller dans une maison de retraite. Les étés rythmés par la venue des cousins cousines, les cabanes dans les arbres, les fuites vers l’extérieur, les complicités enfantines, les siestes obligatoires, les chaleurs torrides. L’automne était synonyme de rentrée, ce qui signifiait aussi qu’il fallait faire ses études en Ville et s’éloigner de la Maison chérie. L’hiver rapprochait la fratrie, Harriett, Louisa, Klaus et Isadora mais les plongeait aussi dans la neige avec des descentes à luge aussi dangereuses que mémorables. Le printemps a toujours réservé des surprises, bonnes ou mauvaises, comme ce groupe de musiciens venu occuper la maison un trimestre, rendant la vie d’Isadora un peu moins solitaire.
Il y a quelque chose de contradictoire dans ce beau récit : on s’y sent bien, touché par les mêmes souvenirs que la narratrice ; je me suis aussi remémorée des scènes lointaines avec ces bousculades joyeuses, ces visages toujours souriants. Et à côté de ce cocon retrouvé, perce un malaise, celui de se dire : plus jamais. Plus jamais l’Isadora trop âgée ne reviendra dans cette maison, plus jamais elle ne reverra sa sœur morte trop jeune, plus jamais elle ne jouera comme une enfant insouciante. L’écriture, absolument sublime, magnifie cette profonde tristesse et cette élégante mélancolie face au temps qui passe. Alors oui, d’autres ont écrit sur ce thème avant Perrine Tripier, et on ne peut évidemment pas s’empêcher de penser à Proust, mais elle s’empare du sujet avec brio, décrivant avec élégance et précision le moindre détail du passé, redonnant vie à ce qui n’est plus. Bravo pour ce premier roman, Perrine Tripier est une autrice à suivre, indéniablement.
« J’étais une ombre, en hiver. L'ombre d'une goule, d'une harpie, d'une banshee, que sais-je, une créature qui ne sait plus si elle vit. Les repas pris seule, le grand silence de la Maison vide, le cliquetis des radiateurs, un gargouillis dans mon ventre, tout devenait et plus bruyant et plus silencieux. Les bruits de la Maison me paraissaient des bruits organiques et mon souffle me semblait mécanique, calculé, artificiel. Je n'avais personne à écouter, alors je m’arrêtais parfois, saisie d'un doute stupide, et mesurais mon pouls, surveillais ma respiration. J'avais soudain peur d'être devenue un esprit, sans m'en être aperçue, d'avoir glissé sans un bruit dans l'inexistence. Je surprenais mon reflet dans les glaces et je me trouvais laide, affreuse, vieille. »
« Je ressasse, à longueur de journée, je pense, je pense, je revois, sans revivre. Je fais l'expérience répétée de l'échec des souvenirs, de l'imperfection de la mémoire. J'oublie des choses qui ne ressurgiront pas, et l'entreprise me semble alors perdue d'avance. »