L’autrice revêt le prénom de Louise pour nous raconter son séjour en centre d’hébergement pour jeunes femmes appelé Crimée. Partie du Cameroun et arrivée en France quelques années auparavant, elle a vécu une histoire d’amour avec un homme qui s’est finalement montré lâche et qu’elle a eu le courage de quitter. Avec dans ses bras sa petite fille de quelques mois, Bliss, et son gros baluchon, la jeune femme de 23 ans va tenter de surmonter l’insurmontable, c’est-à-dire se faire une place dans la société française en tant qu’émigrée africaine. Dans le foyer qui l’héberge, elle épie et observe ses congénères sans lier de véritable amitié, sans s’intégrer réellement. De concessions et sacrifices, elle fera tout pour être admise dans ce pays et donner le meilleur à sa fille. Elle parviendra à ses fins en entrant dans une maison maternelle à la fin du récit.
Roman autobiographique écrit durant les années de jeunesse de l’autrice et publié tout récemment, à une époque où, après avoir eu moult récompenses et prix littéraires, elle n’a plus rien à prouver. Un livre nécessaire qui dénonce les injustices mais aussi les dysfonctionnements de notre système, la quasi impossibilité de s’en sortir quand on est une femme, Noire, célibataire avec enfant. Comme j’ai déjà pu le constater pour Contours du jour qui vient, la belle plume de Léonora Miano est un uppercut qui marque, elle varie les rythmes, tranche dans le vif, lacère la petite tranquillité du confort du lecteur. Diversité qui se retrouve aussi dans la narration : tantôt à la première personne, tantôt à la 3ème, les écrits sont des lettres adressées à la grand-mère maternelle restée au pays mais également des retranscriptions des voix des autres femmes. A la fois témoignage et récit intime d’un souvenir fondateur, le roman est surtout un formidable hommage rendu à ces femmes à la marge de la société.
Merci à Michaël pour ce joli cadeau !
« Vivre ici m’enseigne chaque jour ce qu’est le sous-développement. Atrophie de la matière grise. Ignorance. Je pense à mes camarades de faculté, aux questions stupides qu’ils me posaient. Pourquoi je parlais si bien leur langue. Parce qu’ils s’en croyaient les propriétaires, après que leurs ancêtres l’avaient répandue dans nos pays à coups de trique. Comment j’étais arrivée là. Comme si j’avais pu faire le voyage à la nage. Longtemps, je leur ai fait croire que nous habitions dans un arbre. »
« Louise oscille encore. Elle vit sur la frontière, ni d’un côté, ni de l’autre. Dans un espace sans nom, sans réalité physique. Peu à peu, elle se met à haïr les concepts de nation, de patrie. »
Les femmes de Crimée : « Les galériennes habitent étrangement leur corps. Le mouvement est soit un hurlement, soit un effacement. Elles prennent l'air, vaquent au meurtre du temps. Assassinat sans fin. Crime toujours imparfait car illusoire. Le temps est impérieux. Il est une distance à tenir. Une obligation d’endurance, vaille que vaille. Il lui faut des activités, des objectifs. Sans quoi, il érode le vivant. »