Dans la famille Pelletier, il y a le père d’abord, Louis, imbu de sa personne et sûr de lui pour avoir réussi dans l’industrie du savon comme personne à Beyrouth. Son épouse, Angèle, joue à la femme du XIXème siècle manquant de mourir chaque fois qu’un de ses enfants quitte le foyer (et les quatre vont partir) et se ressaisissant aussitôt. L’aîné, Jean dit Bouboule à juste titre, est un peu le loser de la famille, il n’arrive à rien, il a beau essayer de reprendre le flambeau de l’entreprise paternelle, c’est un échec ; il a beau vouloir se marier, il est cocu des dizaines de fois… François a été le premier à partir à Paris, il rêve de devenir journaliste mais en 1948, les temps sont durs. Etienne, lui, a quitté Beyrouth pour retrouver son amant à Saigon, engagé dans les forces françaises en Indochine. Hélène, la cadette, est la dernière à quitter le giron familial où elle meurt d’ennui mais, une fois « montée » à Paris, elle fera à peu près n’importe quoi de sa vie et de son corps. Pas vraiment unis, les membres de cette famille atypique vont se retrouver brinqueballés par des événements qu’ils ne maîtriseront pas vraiment et bien obligés de se serrer les coudes. Il est question de meurtres sordides, d’argent, d’arrestations, d’enquête très périlleuse, d’une mort spectaculaire, de Paris, de Beyrouth, de Saigon, de secte, de chat perdu et retrouvé, de Cinzano, …
Ce qui m’a plu, d’emblée, c’est de retrouver la patte Lemaitre, il a vraiment son style, une observation du monde à la Zola, un regard toujours gentiment moqueur posé sur ses personnages, une théâtralisation de l’intrigue (ce défilé de l’incipit est délicieux !), des incursions dans l’univers du polar qu’il maîtrise si bien. La lecture a été prenante et je ne sais pas si la trilogie qui a précédé cette série permet de mieux appréhender les Pelletier mais la surprise de la page 475 a eu son petit effet sur moi et j’ai eu du mal à lâcher le roman. Je me rends compte, quand même, que j’ai gardé une distance avec les personnages qui sont de vrais personnages dans le sens romanesque du terme. Une tragédie survient et l’auteur ne nous pousse pas à l’empathie, mais ce n’est pas quelque chose qui m’a déplu, au contraire, le romancier nous offre encore une fois son immense talent de conteur. D’ailleurs il intervient assez régulièrement dans son récit venant même à interpeller le lecteur comme pour l’inviter à voir ce qu’il se passe du côté de chez ces personnages hauts en couleur. Le contexte historique est savamment documenté et il est délicieux de se plonger dans cette époque de la fin des années 40. Un régal !
Etienne arrive à Saigon et part à la recherche de Raymond, introuvable : « L’averse arriva d’un coup, sans le moindre signe précurseur, droite, crépitante, d’une densité telle que le siège du haut-commissariat disparut derrière le rideau de pluie. Etienne n’esquissa pas un geste et demeura ainsi, planté sur le trottoir comme un réverbère. Sans Raymond, il se sentait effroyablement seul. L’averse emporta avec elle les larmes qui ruisselaient sur ses joues. »
Hélène a fui Beyrouth pour Paris, en secret : « Marchant dans la rue, François et sa sœur avaient l'air d'un vieux couple prêt à en venir aux mains, les passants se retournaient sur eux. Serrée dans le petit manteau qui allait bien à Beyrouth, Hélène, ici, frisait un peu le ridicule. On aurait dit une fille de métayer. On épargnera au lecteur les « Tu es complètement folle ! » et les « Mais enfin, est-ce que tu te rends compte ? » auxquels se livra François et auxquels il avait déjà les réponses. »