Après ma lecture du Sanctuaire de la même romancière, je savais que je voulais revenir lire sa plume…
Dans les années 30, dans le delta de l’Ebre, marquis et marquise règnent en maître absolu. Les petits pauvres qui grouillent autour d’eux les servent docilement et silencieusement, le fils du Château viole la cuisinière Pilar quand ça lui chante et les nobles traitent leurs inférieurs avec mépris et haine. Un jour, la coupe est pleine. Pilar, après avoir avorté une énième fois, meurt dans une mare de sang auprès de sa fille, Toya, qui cherche à comprendre. A une époque où le peuple se détache enfin de celui qui l’opprime, les paysans se révoltent, accompagnés du nouvel instituteur, Horacio, épris d’amour pour Toya, et José, un avocat venu de Barcelone. L’insurrection va faire couler du sang et quelques décennies plus tard, la jeune Luz venue de la ville va permettre à Toya de raconter.
Ce qui m’a bluffée tout d’abord, c’est qu’on est aux antipodes de l’univers et du style du Sanctuaire avec ce roman résolument espagnol, révolutionnaire, bouillonnant et passionnant. L’autrice parvient à se renouveler sans aucun problème et excelle ici encore. Nous plonge dans ce pays effervescent où Pilar prépare un arroz negro sous un léger sirocco, où les hommes reviennent des rizières épuisés de leurs longues heures de labeur, où le padre Miquel est un traître, où l’amour surprend deux êtres qui se fuient et se rapprochent, où les riches sont des monstres qui élèvent des alanos, ces molosses pour tuer en cas de besoin, où « le soleil chauffe le sol sablonneux ». C’est un roman hypnotique, coloré, musical, qui allie parfaitement réalité historique et fiction. Et quelle écriture ! Deux points communs tout de même entre les deux romans de l’autrice que j’ai lus : l’acuité d’une jeune fille, héroïne malgré elle, et la nature si sauvagement belle. A lire absolument…
Toya ne sait ni lire ni écrire mais l’instituteur Horacio l’attire…. : « Les semaines suivantes, Toya musarde, se dérobe aux obligations. Elle baguenaude. Un observateur appliqué pourrait se faire cette remarque : la gamine arrondit ses pas, gauchit sa trajectoire, la resserre, et si elle ignore ce que ses pieds dessinent, tous ses mouvements tracent d’impeccables figures géométriques, une série de larges cercles concentriques qui, petit à petit, se rapprochent du muret de l’école. »
Toya découvre le piano : « C’est là que la chose se produit. Assis sur le tabouret, Horacio presse une touche. Toya est clouée sur place. La même note, six fois, grave, lasse, qui donne la vie à une silhouette. Celle-ci apparaît devant les yeux de la gamine, nette, parfaite, avançant sur un chemin sans paysage, sans passé ni avenir- juste la solitude renouvelée de chaque instant. La note a sa tenue, digne, et la petite y voit sa mère qui part au Château. Les larmes envahissent ses yeux. Horacio appuie sur une deuxième touche. Toute de suite, une autre couleur. Une seconde silhouette se détache, marchant à côté de la première - c'est son père conduit en prison. Toya apprendra plus tard que les deux notes portent un nom, qu'elles s'appellent ré et mi. Pour l'instant, elle goûte les sons, les laisse déposer leur image au creux de ses paupières, celle de corps jumeaux. Qui marchent, contigus, parallèles. »