Dans la zone grise, un no man’s land entre la Russie et l’Ukraine, un petit village est déserté par ses habitants… pas tout à fait puisque deux hommes sont restés. Sergueïtch, le personnage principal et, dans la rue d’à côté, non loin de l’église bombardée, Pachka, qui, depuis l’enfance, est son ennemi juré. Pourtant les deux hommes sont bien obligés de communiquer et de s’entraider dans cet univers hostile troublé par les bruits des détonations et des explosions, quelques kilomètres plus loin. Sergueïtch, apiculteur à ses heures perdues, cherche un endroit tranquille pour ses abeilles, il décide donc de se réfugier en Crimée avec ses ruches. Le voyage, semé d’embûches, le conduira d’abord chez une jeune vendeuse sympathique, Galia, qui fera de lui son amant pendant quelques jours, puis chez un vieil ami apiculteur tatar. En Crimée, il ne voit pas son ami, enlevé pour d’obscures raisons mais sa famille l’aide à installer ses ruches et lui procure à manger. Après une pause dans les prairies ensoleillées et paisibles, Sergueïtch devra affronter la méfiance des autorités et les conflits entre les différentes ethnies et religions. Il poursuivra son bonhomme de chemin tel, au choix, un type un peu naïf ou un anti-héros flegmatique.
On comprend aisément que ce roman, publié en France début février, connaisse aujourd’hui un grand succès. Mais, si c’est encore « l’avant-guerre » qui est décrit, on saisit immédiatement que la vie en Ukraine n’était pas un long fleuve tranquille avant le déclenchement des hostilités. Le roman m’a beaucoup appris, ignare que j’étais, notamment sur les Tatars, ces musulmans d’origine turque, victimes des discriminations de plus en plus violentes depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Planent également sur ce road trip étrange, la propagande russe, les non-dits, la méfiance omniprésente, les incohérences qui rendent parfois le roman cocasse par ses absurdités. Certains passages m’ont paru un brin longuets mais le style de Kourkov sublime le tout, rendant ce petit village perdu et déserté plus proche de nous. Le roman, poétique, prend des allures de fable. J’ai écouté l’auteur parler de son roman et de la situation de son pays début février alors qu’il ne croyait pas une guerre possible, c’était émouvant sachant qu’aujourd’hui, il a dû fuir Kiev avec sa famille et qu’il accueille régulièrement des réfugiés.
Si ce n’est pas déjà fait, lisez Le Pingouin du même auteur.
« Quand on vit longtemps dans un endroit, on a toujours plus de famille en terre qu’en bonne santé à côté de soi. »
Une vendeuse : « Poutine ne me ment pas. »
Un thème cher à l’auteur, le silence : « Le silence ici était comme une énorme bouteille en verre épais. En approchant l’oreille du goulot, on pouvait néanmoins le décomposer en menus bruits à peine perceptibles, non sans mal, certes, et à condition d’être attentif, mais c’était possible. »
« Cinq jours passèrent, tous identiques, tels des corbeaux. Pareille comparaison ne serait pas venue à l’esprit de Sergueïtch si au cours de ces journées tranquilles et monotones, le seul bruit à emplir de temps à autre les alentours n’eût été le croassement de ces oiseaux. »