Je redoutais cette lecture, comme j’avais tort !
Indochine dans les années 20-30. Une mère de famille, après la mort de son mari, se lance dans un projet insensé : construire un barrage pour protéger ses terres. Le barrage ne tient pas, la famille est ruinée. Le récit commence lorsque Suzanne a 16 ans, Joseph 20. La mère passe son temps à crier, s’inquiétant pour tout, tentant de garder la tête hors de l’eau et de sortir de leur misère. Elle doit faire face à des « crises » qui lui ruinent la santé alors qu’elle est aussi capable de dépenser de l’énergie à battre ses enfants. Lorsque tous trois rencontrent M. Jo, ça ressemble à un coup de chance ; il apparaît dans une grande limousine et il est immédiatement séduit par les charmes de Suzanne. Il devra affronter la jalousie d’un grand frère, les craintes d’une mère qui ne souhaite que marier sa fille, et les appréhensions de Suzanne rebutée par la laideur et la bêtise de son prétendant. Si M. Jo a le droit de regarder Suzanne nue, un phonographe lui sera offert. Si elle l’accompagne quelques jours en ville, c’est un gros diamant qui lui sera offert. Mais Suzanne se débrouille assez bien pour se faire offrir le diamant et envoyer M. Jo sur les roses sans lui donner ce qu’il espère. La seconde partie se déroule en ville, il s’agit de vendre le diamant pour les 20000 francs promis par M. Jo. Or, le caillou semble avoir un défaut et ne valoir que la moitié de la somme convoitée. C’est alors que Joseph tombe fou amoureux d’une femme mariée …
Cette plongée dans un autre continent, dans une autre époque, m’a plu d’abord parce qu’elle m’a tellement fait penser à L’Amant qui a marqué mon adolescence. Ce mélange de sensualité et de rébellion, de soumission et d’ironie, de poésie et de simplicité serait peut-être le style durassien (même si elle a dit qu’elle évoquait une écriture « distraite », sans recherche particulière). Le cadre spatio-temporel est aussi extrêmement attirant et l’autrice décrit avec minutie les difficultés administratives qui font couler la mère et, par conséquent, la famille toute entière. La carte postale de l’actuel Cambodge ne fait pas rêver, la multitude d’enfants aussi errants que les chiens qui les accompagnent meurt du choléra ou d’autre chose et les paysans se battent pour pouvoir manger. Le fossé qui sépare les riches et les pauvres est un immense gouffre et les cruautés administratives rythment le roman, toujours sous une chaleur écrasante. D’inspiration largement autobiographique, ce roman marque pour différentes raisons mais je crois que la figure de la mère, colossale, effrayante et fascinante à la fois, une sorte d’ogre désespéré, possessif et aimant, me restera longtemps en mémoire.
« Les barrages de la mère dans la plaine, c’était le grand malheur et la grande rigolade à la fois, ça dépendait des jours. C’était la grande rigolade du grand malheur. C’était terrible et c’était marrant. Ça dépendait de quel côté on se plaçait, du côté de la mer qui les avait fichus en l’air, ces barrages, d’un seul coup d’un seul, du côté des crabes qui en avaient fait des passoires, ou au contraire, du côté de ceux qui avaient mis six mois à les construire dans l’oubli total des méfaits pourtant certains de la mer et des crabes. »
C’est toujours le même disque, Ramona, qui tourne : « Lorsqu’ils partiraient ce serait cet air-là, pensait Suzanne, qu’ils siffleraient. C’était l’hymne de l’avenir, des départs, du terme de l’impatience. Ce qu’ils attendaient c’était de rejoindre cet air né du vertige des villes pour lequel il était fait, où il chantait, des villes croulantes, fabuleuses, pleines d’amour. »
« Elle avait aimé démesurément la vie et c’était son espérance infatigable, incurable, qui en avait fait ce qu’elle était devenue, une désespérée de l’espoir même. Cet espoir l’avait usée, détruite, nudifiée à ce point, que son sommeil qui l’en reposait, même la mort, semblait-il, ne pouvait plus le dépasser. »
Une sublime citation sur le cinéma : « C’était l’oasis, la salle noire de l’après-midi, la nuit des solitaires, la nuit artificielle et démocratique, la grande nuit égalitaire du cinéma, plus vraie que la vraie nuit, plus ravissante, plus consolante que toutes les vraies nuits, la nuit choisie, ouverte à tous, offerte à tous, plus généreuse, plus dispensatrice de bienfaits que toutes les institutions de charité et que toutes les églises, la nuit où se consolent toutes les hontes, où vont se perdre tous les désespoirs, et où se lave toute la jeunesse de l’affreuse crasse d’adolescence. »