Je vous dirais bien que c’est pour préparer l’agrég’ de lettres que j’ai lu ce roman (au programme en littérature comparée) mais non, point de mensonges, c’est une agrégée qui me l’a prêté.
C’est sur trois générations que nous suivons les hommes de la famille von Trotta. Il y a le grand-père d’abord, celui qui fait figure de déclencheur d’intrigue. Presque par hasard, il va s’interposer entre l’empereur François-Joseph et une balle qui lui était destiné, en 1859, sur le champ de bataille de Solferino. C’est en prenant cette balle qu’il va se voir anoblir. Lui-même a du mal à comprendre et à accepter cet honneur et sa notoriété. Son fils, lui, renoncera à une carrière militaire et sera préfet. Son petit-fils, Charles-Joseph, voue à son aïeul une vénération qui l’empêche de vivre, il se sent toujours dans l’ombre du grand homme, le « héros de Solferino ». Le portrait, suspendu dans le salon familial, l’envoûtera jusqu’à l’obséder. Sous-lieutenant, sa carrière dépérira pour disparaître complètement puisqu’il quittera l’armée quelques heures avant le début de la Première Guerre mondiale.
De la Bohême à la frontière russe en passant par Vienne, ce roman est l’histoire d’un déclin. Celui de l’empire austro-hongrois. Et Joseph Roth ponctue son texte de métaphores, de remarques récurrentes concernant la fin de cette époque. L’air de « La Marche de Radetzky » de Strauss résonne à nos oreilles pendant toute la lecture. L’écrivain a parfaitement su retranscrire cette chute de la monarchie en nous emmenant dans une grande parenthèse, dans un univers figé qu’on sent révolu, côtoyant des personnages surannés voire sclérosés. Et on retient son souffle en connaissant l’issue, cet assassinat de François-Ferdinand d’Autriche qui va déclencher la Première Guerre mondiale.
Il serait faux de dire que j’ai tout aimé, l’omniprésence de l’univers militaire m’a parfois gênée, mais l’atmosphère de cette fin d’époque est tellement bien rendue, avec une telle subtilité et une grande sensibilité, qu’on s’attache à ces personnages devenus des anti-héros (les considérations de l’empereur seul, vieillissant, sont incomparables), qu’on partage leur solitude et leur mélancolie, qu’on apprécie vivre les dernières minutes de ce monde oublié à leurs côtés. Et on pense à Zweig ou à Thomas Mann et sa Montagne magique. Une belle expérience de lecture en somme !
« On était le petit-fils du héros de Solferino, son unique petit-fils. On sentait constamment peser sur son dos le sombre et énigmatique regard du grand-père ! On était le petit-fils du héros de Solferino. »
« La maladie n’était qu’une tentative de la nature pour habituer l’homme à mourir. »
« Et maintenant, il s’en revenait, seul, de chez son fils, qui restait, de la frontière où l’on voyait déjà le monde sombrer aussi nettement que l’on voit un orage se former aux confins d’une ville dont les rues s’allongent encore, heureuses, sans se douter de rien, sous le ciel bleu. »
« L’empereur était un vieil homme. C’était le plus vieil empereur du monde. Autour de lui, la mort traçait des cercles, des cercles, elle fauchait, fauchait. Déjà le champ était entièrement vide et, seul, l’Empereur s’y dressait encore, telle une tige oubliée, attendant. »