Nous sommes en Algérie, à Constantine, en juin 1944. Jacob est le petit dernier de la famille. A 19 ans, il est le préféré de sa mère Rachel, celle qui baisse les yeux quand elle s’adresse à son mari. Il est le grand frère pour Gabriel, le petit neveu de huit ans à qui il apprend à faire des ricochets, il fait l’avion pour ses petites nièces. Dans cette famille de cordonniers, le départ de Jacob pour la guerre est un déchirement et « signifie la perte du seul être tendre et gai dans cette maison ». Jacob dit adieu à son amoureuse, Lucette, qu’il n’a jamais touchée. Il connaît les entraînements à la dure, dort sous les tente avec les autres appelés, se laisse bringuebaler dans le camion englouti dans un nuage de poussière rouge avant de prendre le cap vers la Provence où il s’agit de prendre les Allemands par surprise.
On sait, dès le départ que les semaines sont comptées pour Jacob. Il vit une dernière fois, aime une dernière fois, se souvient de sa ville tant aimée une dernière fois. Le cruel compte à rebours se fait dans un seul souffle - puissant et ensorcelant - qui emporte le lecteur aux côtés de Jacob dans ce tourbillon destructeur qu’est la guerre. Alors que les soldats ne sont que des pantins qui tombent les uns après les autres, l’âme de Jacob va survivre dans chacun des autres personnages, subtilement, discrètement. Ce roman d’une infinie tristesse est un appel contre l’oubli, ce prénom scandé, chuchoté, répété ou hurlé « Jacob », mais aussi un hommage aux Algériens venus faire la guerre en France. Hormis le personnage de Jacob qui est une sorte d’ange flamboyant et évanescent, j’ai beaucoup apprécié les deux mères Courage du roman, Rachel la mère de Jacob qui ira jusqu’à Touggourt pour revoir son fils, qui voyagera seule pour la première fois, qui fait de son mieux pour parler français, et Madeleine, cette mère malheureuse qui donne naissance à des bébés mort-nés et à une petite fille atteinte d’une tumeur au cerveau. Ces femmes ne semblent guidées que par une souffrance permanente, vouées à trimer et à se taire, à courber l’échine et à disparaître. L’admirable style de Zenatti est à l’image de ce qu’elle raconte : à travers de longues phrases, il nous projette dans ce destin tragique et injuste. Si l’auteur nous touche autant, c’est peut-être parce que Jacob n’est autre que le frère de son grand-père et que, en elle, coule encore un peu de cette force fébrile de l’adolescent.
L’absence de Jacob à la tablée familiale : « maintenant son coussin était vide, comme le cœur de Rachel qui ne se sentait plus la force d’aimer personne, d’aimer la vie, à quoi ça servait d’aimer s’il fallait connaître l’arrachement, à quoi ça lui servirait de vieillir si ça signifiait s’éloigner de Jacob, qui aurait éternellement dix-neuf ans et demi, jamais vingt, jamais plus, pourquoi on ne lui avait pas donné le choix, à elle, sa mère qui l’avait porté, de lui donné vingt ans de sa vie, de renoncer aux vingt-cinq années qui lui restaient à dormir, à se préoccuper des repas, du ménage, de la lessive, à entendre les ragots des voisines[…] »